Après avoir été un royaume, puis un duché indépendant, la Bretagne devient au XVIe siècle une province du royaume de France, administrée par des gouverneurs au service du roi. Si les Bretons réussissent à conserver leurs libertés et privilèges obtenus du temps des ducs, ils doivent se plier à un pouvoir royal, qui se veut absolu et n’autorise aucune contestation…
Pour comprendre pourquoi la Bretagne est aujourd’hui une région française et non un État indépendant, il faut revenir aux événements des XVe et XVIe siècles qui ont eu pour conséquence de l’unir à la France. Si la culture populaire retient surtout les mariages d’Anne de Bretagne avec les rois de France comme causes de la fin de l’indépendance, d’autres épisodes ont contribué à ce résultat, avant, et après la plus célèbre des duchesses bretonnes.
Les deux dernières années du règne du duc François II sont désastreuses pour la Bretagne et amorcent le processus qui aboutira à la perte de son indépendance. En mars 1487, une partie de la noblesse bretonne signe avec la régente du royaume de France Anne de Beaujeu le traité de Châteaubriant, accord qui autorise les troupes françaises à rentrer dans le duché pour s’emparer des princes français rebelles réfugiés auprès du duc, comme le futur Louis XII.
Moins de deux mois plus tard, en mai, 15 000 hommes du royaume de France déferlent sur la Bretagne. Devant l’avance française, François II est contraint de fuir à Guingamp, abandonné de tous, de son armée comme de sa noblesse qui se cache dans ses domaines. Le pire reste pourtant à venir…
Le coup de grâce arrive en 1488 avec la bataille de Saint-Aubin-du-Cormier. L’armée bretonne, forte de 12 000 hommes, est enfin rassemblée pour le combat, mais elle n’est pas du tout prête, loin s’en faut ! Elle est rongée par l’indiscipline et ses soldats sont non seulement inexpérimentés mais aussi mal équipés. Ce n’est pas le cas des 15 000 soldats Français qu’ils s’apprêtent à affronter. Le choc entre les deux armées a lieu le 28 juillet et la défaite est totale pour les Bretons. Le combat est bref, mais d’une grande violence. La moitié des soldats bretons y laissent la vie, l’armée ducale est vaincue et ne pourra se remettre d’un tel carnage.
L’ampleur de la déroute contraint le duc à s’asseoir à la table des négociations, car il n’a plus les moyens de s’opposer militairement au roi de France. Un mois après le désastre, le 19 août 1488, il signe le traité du Verger. François II s’y engage à cesser de soutenir les rebelles français. Mais surtout, les filles du duc, Anne, qui deviendra la duchesse Anne de Bretagne, et sa sœur Isabeau, ne peuvent plus se marier sans l’accord du roi de France, ce qui laisse entrevoir la fin de l’indépendance bretonne…
La duchesse Anne n’a que 11 ans à la mort de son père. Elle hérite d’un duché affaibli par les ravages des invasions. Pour éviter que le roi de France accapare le duché, la cour organise secrètement son mariage par procuration avec l’archiduc Maximilien d’Autriche en 1490. Cette union devrait permettre à la Bretagne de compter sur un allié pour faire face à Charles VIII. Mais les choses ne se passent pas comme prévu : le roi de France ne tolère pas cette provocation qui ne respecte pas le traité du Verger, et il mène lui-même le siège de Rennes contre la jeune duchesse de Bretagne.
Seule, sans alliés capables de venir rapidement à son secours, Anne est contrainte de se rendre et Charles VIII fait annuler son mariage avec Maximilien. Le conflit franco-breton prend alors une dimension internationale. De son côté, Charles est en effet fiancé à la jeune Marguerite d’Autriche, qui n’est autre que la fille de… Maximilen ! Et Marguerite doit lui remettre en dot l’Artois et la Flandre. Charles hésite un temps, puis choisit d’épouser Anne pour récupérer la Bretagne, quitte à perdre la dot de Marguerite. En réaction, Maximilien entre en guerre en 1493 et impose à la France le traité de Senlis qui fait sortir définitivement la Flandre du royaume de France.
Le mariage d’Anne de Bretagne et de Charles VIII est donc célébré le 6 décembre 1491. Anne n’est plus que spectatrice des événements et n’a plus aucun pouvoir. Le roi de France est désormais maître à bord. Son but affiché est de mettre au pas le duché et de le placer entièrement sous son contrôle. Il maintient certes les privilèges donnés à la population bretonne par les précédents ducs, mais pour le reste il consolide son propre pouvoir : il administre directement le duché avec ses conseillers et en affaiblit les institutions. Il supprime par exemple la chancellerie de Bretagne en 1493, ce qui implique que plus aucune loi ne sera décidée localement.
Mais Charles VIII meurt bientôt, en 1498, et Anne retrouve son autorité sur le duché. Le traité de Langeais, signé le jour même de son mariage précédent, ne lui laisse cependant d’autre choix que de prendre pour nouvel époux Louis XII, le successeur de Charles. Le contrat de mariage est cette fois plus favorable et Anne réussit à imposer ses conditions : son second fils ou ses filles devront hériter de son duché après sa mort.
Elle donne la vie à 9 enfants, mais seules deux filles survivent, Claude et Renée. Cette absence d’héritier masculin anéantit ses derniers espoirs de restaurer un État breton indépendant. Car seul un fils pouvait faire perdurer une dynastie ducale. Ses filles sont certes ses héritières, mais c’est bien le roi de France qui décide qui elles peuvent épouser. En 1504 ont lieu les fiançailles de Claude avec le puissant Charles Quint pour le plus grand bonheur d’Anne. Elle espère encore que la Bretagne pourra un jour retrouver sa liberté. Malheureusement, les fiançailles sont rompues deux ans plus tard.
Il faut donc trouver un autre époux. Cette fois le roi Louis choisit son propre héritier, François d’Angoulême, le futur roi François Ier. Anne s’oppose au choix de son mari, mais sans succès. Lorsqu’elle meurt en 1514, tous ses efforts pour séparer le destin de la Bretagne de celui de la France ont échoué.
Claude, la nouvelle duchesse, mérite bien son nom de Claude de France. Elle n’a en effet aucun pouvoir sur le duché de Bretagne, qu’elle ne dirige pas. Contrairement à Anne, elle ne tente rien pour préserver son indépendance. Bien au contraire ! Devenue reine de France le 1er janvier 1515 grâce à l’avènement de son mari, elle lui confie la gestion du duché de Bretagne dès le mois d’avril, et permet que le duché revienne ensuite au dauphin du royaume de France et non à un potentiel fils cadet. En moins de quatre mois, Claude a livré les clés du duché à la France ! François Ier est désormais le maître de la Bretagne, et c’en est bientôt fini de son indépendance.
Le roi François laisse d’abord une grande autonomie au duché et n’intervient pas de façon brutale dans ses affaires. Mais il poursuit l’idée d’unir définitivement la Bretagne à la couronne de France et d’en faire une simple province du royaume. Il conçoit une stratégie à cette fin, qui passe par un rapprochement avec les nobles bretons. Les plus importants d’entre eux participent à ses guerres d’Italie, et il veille à les récompenser pour qu’ils soient bien satisfaits de le servir. Il voyage également dans le duché et y nomme des hommes qui lui sont fidèles pour franciser le territoire et préparer la fin définitive de l’État breton.
En 1532, il estime que le temps est venu et organise la réunion des États de Bretagne à Vannes. Cette assemblée est la plus grande institution du pays, qui réunit les représentants des trois ordres de la société bretonne : le clergé, la noblesse et le tiers état. Seuls ces États ont le pouvoir de permettre un rattachement légal du duché au royaume. L’intention du roi est de faire en sorte que les délégués des États lui offrent d’eux-mêmes, à lui et ses successeurs, tous les droits sur la Bretagne.
François Ier utilise alors sa fortune pour les corrompre, et réussit par la ruse à faire en sorte que l’initiative de proposer l’union de la Bretagne au royaume de France vienne des Bretons eux-mêmes ! Mais les débats sont vifs à l’Assemblée. Une partie des députés bretons résistent car ils ne veulent pas payer davantage d'impôts à un roi étranger. Ils ne veulent pas non plus que les privilèges et libertés de la Bretagne soient abolies. En bref, ils souhaitent encore vivre comme au temps des ducs et ne souhaitent pas se soumettre complètement à l’autorité des rois de France ! Mais ils sont trop peu nombreux et la manœuvre de François Ier aboutit.
Le 4 août 1532, les députés adressent une lettre au roi, dans laquelle ils formulent trois demandes : la reconnaissance du fils du roi de France et de Claude comme duc et propriétaire du duché, l’union perpétuelle de la Bretagne à la France, et la préservation des privilèges du pays. L’édit d’Union est signé le 13 août à Nantes. À partir de cette date, la Bretagne est une province française.
La signature de l’édit d’Union met donc fin définitivement à l’indépendance bretonne. Mais il permet à la Bretagne d’échapper à l’annexion pure et simple au profit d’une union où elle conserve une part d’autonomie. Les termes du texte garantissent en effet le maintien des « droits et privilèges » de la Bretagne tels qu'établis sous les ducs, sans rien y changer. Ces avantages sont surtout fiscaux, le plus important étant que le roi ne peut lever de nouvel impôt dans la province sans l’accord des États de Bretagne. Tout n’est donc pas perdu pour les Bretons !
Cette obligation et les différents droits, libertés et « privilèges » de la Bretagne sont garantis dans un dernier édit, celui de Plessis-Macé, signé en Anjou le 21 septembre 1532. Les institutions bretonnes sont protégées, et la province conserve sa propre cour de justice. La noblesse bretonne qui craignait d’être remplacée dans tous les offices par des Français obtient quant à elle l’assurance que les charges ecclésiastiques lui seront toujours réservées.
Cette série de mariages et d’édits débouche sur la perte de l’indépendance de la Bretagne, qui est désormais pleinement sous la tutelle du roi de France. Mais grâce à la préservation de leurs institutions, les Bretons disposent des moyens légaux pour défendre bec et ongles leurs droits, reconnus par la monarchie. Pour le reste, le roi dirige la Bretagne par l’intermédiaire de son représentant, le gouverneur, qui a le pouvoir de convoquer les États.
Lorsque les rois de France s’emparent de la Bretagne, ils mettent la main sur un territoire prospère. La Bretagne connait même un âge d’or amorcé dès le XIVe siècle, sous les ducs, et qui se poursuit jusqu’au XVIIe siècle. La richesse bretonne commence alors à s'essouffler.
La Bretagne s’est développée aux XIVe et XVe siècles grâce à deux activités principalement : d’une part les productions artisanales, surtout de toiles, et d’autre part un important commerce maritime. Ces deux moteurs du dynamisme fonctionnent à plein régime grâce au siècle de paix relative qui s’étend de 1364 à 1491. Le rattachement à la France ne met pas un terme à ce développement, dans un premier temps.
La prospérité continue donc sous les rois de France, favorisée par le maintien des « privilèges » et des « libertés ». La guerre est aussi relativement absente à l’exception de quelques épisodes lors des guerres de Religion, en particulier pendant la décennie de 1589 à 1598. Enfin, le sarrasin s’est généralisé et a permis d’augmenter la quantité de nourriture disponible. Les Bretons connaissent ainsi moins de famines que d’autres parties du royaume. Dans l’ensemble ils sont également en meilleure santé et moins soumis aux épidémies qu’ailleurs. Cette bonne situation économique et sociale favorise l’augmentation de la population du XVIe au XVIIe siècle, et la Bretagne compte ainsi près de deux millions d’âmes à la fin du XVIIe.
La richesse de la province est telle que le sire de Montmartin, militaire et gouverneur de Vitré, qualifie la Bretagne de « Petit Pérou » et la compare au riche empire espagnol ! Si cette comparaison est flatteuse, il faut assurément relativiser. Tout le monde ne profite pas de cet âge d’or, les récoltes sont parfois aussi mauvaises que les maladies, et la vie des classes populaires demeure précaire. La majorité de la population vit en effet d’une agriculture vivrière soumise aux aléas du temps. Et les paysans vivent simplement, en cultivant différentes céréales (le seigle, le froment, le sarrasin) et en pratiquant l’élevage à petite échelle (bovins, cochons, poules, etc.). La vache est particulièrement en vogue, pour son lait, mais aussi pour son beurre, qui est déjà essentiel pour les Bretons !
Entourée de mer sur trois de ses quatre faces, la Bretagne a toujours bénéficié des opportunités offertes par l’océan. Les nombreuses côtes et les rivières navigables (comme la Vilaine, l’Élorn ou la Rance) ont permis à la province d’établir un réseau dense de cabotage, une forme de commerce de port en port, sur de courtes distances. Mais surtout, les Bretons sont au XVIe les rouliers des mers ! À bord de petits, mais très nombreux navires, ils sillonnent les ports européens pour exporter leurs produits agricoles et leurs toiles. Penmarc’h est alors un des premiers port d’armement européens, suivi d’autres comme Saint-Malo et Nantes qui jouent également un rôle dans l’essor du commerce breton.
Les Bretons trouvent une autre source de revenus dans la richesse des eaux du Nouveau Monde : qu’ils partent pêcher la morue à Terre-Neuve à partir des années 1490. Une trentaine de ports bretons participent initialement à cette activité, avant qu’elle ne se concentre dans les zones de Saint-Malo et Saint-Brieuc, et dans le pays nantais. Des dizaines de navires quittent la Bretagne chaque année pour ramener ce poisson devenu primordial dans l’alimentation européenne. Et des centaines de marins bretons s’absentent de leurs foyers pendant de longs mois, sur un océan bien lointain, mus par l’espoir de s’enrichir grâce à cette pêche.
Les marins malouins participent en grand nombre à la pêche à Terre-Neuve, mais ils sont surtout connus pour leurs prouesses de corsaires. Car si le commerce et la pêche sont source de richesse en temps de paix, la course prend le relais quand les affaires déclinent en temps de conflit ! Pendant les guerres de Louis XIV, les marchands de Saint-Malo se réorientent donc et arment à tout-va des navires corsaires contre les Hollandais ou les Anglais. Cela permet à des Malouins aventureux de se distinguer, comme René Duguay-Trouin, qui commence sa carrière à 18 ans et capture de nombreux navires. Ses qualités militaires et son courage lui valent un grand prestige et l’honneur d’être reçu de multiples fois en audience par Louis XIV à Versailles.
Parallèlement, le secteur qui permet le développement économique de la Bretagne rurale est sans conteste le textile. Florissante depuis le XVe siècle, cette activité est fondée sur la culture et la transformation de deux plantes : le lin et le chanvre. Le premier sert à fabriquer des tissus fins pour tout ce qui est destiné au contact avec le corps : les vêtements, les serviettes, les draps. Le chanvre, plus rustique et grossier mais solide, sert pour les sacs, les matelas, et surtout pour les voiles des navires, qui partent aussi désormais pour les Amériques.
De nombreux sites de production produisent différents types de toiles dans l’une et l’autre matière. On tisse surtout le lin dans le Léon et le Trégor, et les « crées » commercialisées à Morlaix, sont fameuses. Mais les plus fines sont fabriquées à Saint-Brieuc et Pontivy, et on les appelle les « Bretagnes ». Quant au chanvre, il est tissé aux deux bouts de la Bretagne. Côté est, on fait des sacs à Vitré et des « noyales » près de Rennes. Côté ouest, les « olonnes » de Locronan, des tissus qui servent à fabriquer les voiles, sont rapidement réputées dans toute l’Europe.
Grâce à cette production, la Bretagne fournit une bonne partie des voiles qui équipent les marines européennes au XVIe siècle, et elle devient le principal producteur de toiles du royaume au XVIIe. L’Angleterre, mais aussi l’Espagne, viennent acheter les tissus et les voiles bretonnes jusque dans ses ports. De nombreux Anglais s’installent alors à Morlaix pour le commerce des crées tandis que les Espagnols sont surtout avides d’acheter les olonnes pour équiper leurs navires. Tout ce commerce permet de faire rayonner la Bretagne à travers l’Europe. Surtout, il enrichit tout à la fois les ports bretons, les paysans-producteurs, et les fameux juloded, ces marchands intermédiaires des campagnes qui approvisionnent Morlaix et Landerneau, où les toiles sont vendues aux étrangers.
L’essor économique permet par ailleurs de financer une Renaissance artistique bretonne. Mais contrairement au bassin de la Loire, la noblesse locale n’a généralement pas assez d’argent pour construire de grandioses châteaux, à quelques exceptions près, comme le château de Kerjean. En revanche, la Bretagne est très pieuse, et c’est donc sur des édifices religieux que se concentrent toutes les initiatives. Ceux qui profitent du commerce des toiles, les marchands et les riches paysans, financent les opérations, essentiellement dans le Finistère. Deux siècles durant, du XVe au XVIIe siècle, les Bretons magnifient ainsi leurs églises : ils les coiffent de hauts clochers et les entourent d’enclos dotés de portes monumentales, de chapelles, d’ossuaires et de calvaires. Pour cela ils font appel à de nombreux artistes locaux, qui taillent, sculptent et gravent le granit, jusqu’à produire ces joyaux de l’art chrétien.
Les enclos de Saint-Thégonnec, Lampaul-Guimiliau, La Martyre, Ploudiry, La Roche Maurice, Pleyben, etc., sont autant de chefs-d’œuvres rivalisant de magnificence. Ils donnent à voir d’innombrables personnages ciselés, des animaux fantastiques, des scènes légendaires, des ornements en dentelle de pierre, d’une infinie finesse…
Cet art breton des enclos paroissiaux laisse une grande place à la mort, par le biais des ossuaires où l’on vient déposer les ossements des défunts, mais aussi par les calvaires ornés de nombreux épisodes de la Passion du Christ et de scènes macabres. C’est qu’en Basse-Bretagne l’Ankou, figure de la mort, et sa karrigell (« charrette ») ne sont jamais très loin, même en temps d’opulence…
Mais tout a une fin et, au cours du XVIIe siècle, l’élan de prospérité qui a touché la Bretagne s'essouffle, avant de s’éteindre. À partir de 1680, son économie et sa démographie stagnent et elles baissent même certaines années, à l’inverse des autres provinces du royaume.
Pourquoi un tel changement ? Louis XIV, le dispendieux Roi-Soleil, fait partie des responsables de ce déclin. D’une part il fragilise l’économie bretonne en la centralisant et en l’intégrant toujours davantage dans l’espace économique français. La Bretagne perd ainsi son ouverture sur l’extérieur et son accès aux richesses de l’étranger, d’autant plus que les guerres incessantes que mène le roi isolent toujours plus le royaume.
D’autre part, la province est affaiblie par la révolte du papier timbré, qui s’est conclue par une répression extrêmement brutale et l’élimination des Bonnets rouges. Le roi en profite pour faire accepter aux États de Bretagne de nouveaux impôts, tels que la capitation en 1694 ou le dixième en 1710. Les Bretons continuent sans doute de payer moins que les autres, mais leurs privilèges fiscaux déclinent autant que leur économie, et ils sont désormais contraints de contribuer au financement des guerres que mène un monarque peu préoccupé du niveau de vie de ses sujets !
Enfin, l’un des facteurs majeurs de l’essor de l’économie bretonne pendant quelques siècles était assurément le commerce des toiles, qui se vendaient un temps dans toute l’Europe. Mais les taxes douanières, les conflits commerciaux et la guerre entre la France et l’Angleterre, au XVIIIe siècle sonnent le glas de cette activité. La Bretagne est alors éclipsée par l’Irlande sur la vente des toiles dans les ports d’outre-Manche. Et la ville de Morlaix, par exemple, en subit un contrecoup sévère.
Les difficultés économiques en Bretagne ne poussent pas les Bretons à faire des enfants. En un siècle, de 1680 à 1789, elle ne gagne que 200 000 nouvelles âmes pour un total de 2 200 000 habitants. Là où les autres provinces connaissent une hausse de leur population de 30 %, la Bretagne plafonne à 10 %.
Par ailleurs, la péninsule n’est désormais plus protégée des famines et épidémies qui causent de nombreux malheurs dans les maisons bretonnes. Les mauvaises récoltes génèrent des disettes dans les années 1693-1694 et 1741-1743. Le typhus, la variole et la dysenterie font des ravages et se superposent parfois aux périodes de famines. La « maladie de Brest », c’est-à-dire le typhus, arrive dans la ville du Ponant en novembre 1757. Elle cause entre 20 000 et 25 000 morts dans toute la Bretagne, soit l’équivalent de la moitié de la population de Rennes de l’époque ! D’autres épidémies, pire encore, surviennent en 1770-1780.
C’en est donc fini de la prospérité dans différents points de la région en cette fin de XVIIIe siècle, et des pans entiers de la population sont fragilisés. Mais quand les affaires vont mal en Bretagne, l’Ankou connaît, lui, une augmentation de sa charge de travail.
Nous sommes au cœur du « siècle de Louis XIV ». Le roi Louis passe en effet 72 ans sur son trône, ce qui en fait le plus long règne de l’histoire de France (1643-1715). Il est le symbole de la monarchie absolue et de la centralisation du royaume. On compte à son actif un dispendieux château à Versailles (près de cent millions de livres) et des guerres ruineuses, dont les conséquences se font largement sentir, jusqu’en Bretagne. Et la grogne, comme souvent, vient de l’annonce de nouveaux impôts.
Le jeune Louis monte sur le trône en 1643, à l’âge de quatre ans, avant d’être sacré à Reims en 1654. Son règne est marqué par une succession de guerres menées contre ses voisins européens. A peine en a-t-il terminé avec la guerre dite de Dévolution dans les Pays-Bas espagnols (de 1667 à 1668) qu’il s’embarque dans un nouveau conflit contre la Hollande, qui durera six ans, de 1672 à 1678.
Il franchit ainsi le Rhin pour envahir les Provinces-Unies, pensant mettre rapidement à genoux cette petite république protestante de « marchands de fromage », comme il se plaît à dire. Mais au lieu de cela, le conflit s’enlise. La France se retrouve isolée, menacée par une grande coalition européenne, et elle doit se battre sur plusieurs fronts.
Pour mener cette longue guerre contre la Hollande, il faut encore trouver de l’argent, et donc imaginer de nouvelles recettes. Depuis la mort de Mazarin, en 1661, c’est Colbert qui a en charge les finances. En 1674, il décide de créer un impôt sur le papier timbré, support obligatoire de tous les actes judiciaires et notariaux (mariages, décès, successions, ventes, etc.). Quelques mois plus tard, le tabac subit une forte hausse quand le roi s’en arroge le monopole, et la vaisselle d’étain se retrouve également lourdement taxée.
Ces nouveaux impôts doivent être prélevés dans l’ensemble du royaume, y compris en Bretagne. Le statut particulier de la province en matière fiscale, négocié en 1532 lors de l’union forcée avec la France, stipule pourtant qu’aucun prélèvement nouveau ne peut être imposé sans l’accord des états de la province. Il ne pèsera pas lourd face aux impérieuses volontés royales.
Des incidents et des émeutes contre le « papier timbré » éclatent en avril 1675 dans les grandes villes, à commencer par Rennes. Des pillages ont lieu au bureau de la distribution du tabac et à celui du papier timbré. Quelques dizaines de nobles et la milice bourgeoise s’opposent aux manifestants. Les échauffourées font plusieurs morts.
Des pillages similaires ont lieu à Nantes quelques jours plus tard. Certains hommes sont inquiétés par la justice et condamnés. Parmi eux, Goulven Salaün, qui avait sonné le tocsin pour donner le signal de l’insurrection, est soumis à la question, sommairement jugé, convaincu de sédition et pendu.
Puis la révolte se propage jusqu’à Guingamp, Montfort, Morlaix, Lamballe, Vannes, Pontivy, avant d’éclater de nouveau à Rennes en juin et en juillet.
Le gouverneur de Bretagne est alors le duc de Chaulnes, qui sera surnommé « an hoc’h lart » (« le gros cochon »). Il fait venir 6 000 soldats pour mettre un terme à l’insurrection. L’intervention de ces troupes, venues de loin pour éviter toute connivence avec les révoltés, se fait dans la violence, comme l’écrit le duc de Chaulnes lui-même :
« Le remède est de ruiner entièrement les faubourgs de cette ville [Rennes]. Il est un peu violent ; mais c’est dans mon sens l’unique. Je n’en trouve même pas l’exécution difficile, avec des troupes réglées ».
La révolte atteint ensuite les bourgs et les campagnes de Basse-Bretagne, de juin à août : Châteaulin, Callac, Landerneau, Brasparts, Daoulas, Douarnenez, Briec, le pays bigouden, Rosporden, Langonnet… Les paysans en colère s’attaquent aux nobles et à leurs châteaux, aux notaires et aux officiers royaux, et même parfois aux presbytères.
Le 9 juin 1675, le marquis de Coste, lieutenant du roi pour la Basse-Bretagne, se rend à Châteaulin pour s’assurer de l’exécution des édits royaux sur les nouveaux impôts. L’affrontement éclate, les agents de l’administration sont molestés et de Coste n’a la vie sauve qu’en promettant l’annulation des édits.
L’insurrection s’étend à la région de Quimper, où les manifestants s’élèvent contre les propriétaires terriens et les nobles, et ravagent quelques demeures. A Edern, le château de la Boissière est brûlé et pillé.
Au début de l’été, c’est Carhaix et le Poher qui s’enflamment. Les insurgés s’y coiffent d’un bonnet rouge en signe de reconnaissance, alors que ceux du pays bigouden portent un bonnet bleu. Ils brûlent quelques châteaux, dont celui de Kergoat en Saint-Hernin, qui est pris d’assaut le 11 juillet par 6 000 personnes venues d’une vingtaine de paroisses du secteur.
La noblesse de Basse-Bretagne, qui a vu ses biens attaqués et a été molestée ici et là durant les émeutes, s’inquiète : le nombre de paroisses engagées dans la révolte se monterait à une quarantaine…
Au mois de juillet se met en place une initiative étonnante. Les paysans s’organisent et font rédiger, par ceux qui savent écrire, des textes où ils exposent leurs critiques vis-à-vis de l’impôt, mais aussi de la justice et des droits seigneuriaux. Un siècle avant la Révolution française, ces documents préfigurent les cahiers de doléances du printemps 1789.
Seulement huit de ces « Codes » nous sont parvenus, la plupart venant de Basse-Cornouaille (le sud-Finistère actuel). Leurs contenus sont généralement assez proches, car les préoccupations du monde rural sont partout similaires. On connait par exemple le « Code breton », ou encore le « Code pezovat » (c’est-à-dire, en breton écrit contemporain, pezh zo mat, « ce qui est bon »).
Mais le plus connu et le plus abouti d’entre eux est le « Code paysan des quatorze paroisses ». Le document, qui regroupe un ensemble de localités cornouaillaises, est lu publiquement le 2 juillet à l’extérieur de la chapelle Notre Dame de Tréminou à Plomeur, en pays bigouden. Les frondeurs réclament un allègement de leurs charges (champart, corvées, dîmes, etc.) et de diverses taxes, mais aussi le droit de chasse et la suppression des colombiers (réservés aux nobles). Ils demandent même que les mariages mixtes entre nobles et roturiers soient autorisés.
C’est un notaire, Sébastien Le Balp, qui émerge comme meneur dans le Poher, en centre-Bretagne. Fils de meunier, il est né en 1639 à Kergloff, près de Carhaix dans le Finistère. Le seigneur de Ploeuc, propriétaire du manoir du Tymeur en Poullaouen, ayant remarqué son intelligence, il lui assure une première instruction et finance ses études de droit à Nantes.
Revenu dans le Poher, Le Balp épouse Anne Riou en 1661 et achète une charge de notaire à Carhaix grâce à sa dot. Il gère notamment des affaires pour Renée-Mauricette de Ploeuc, dame du Tymeur et fille de son protecteur, qu’il connait depuis l’enfance. En 1662, la dame du Tymeur épouse Charles de Percin, seigneur de Montgaillard, un ancien militaire.
Puis une affaire éclate en 1688 : Le Balp aurait falsifié des documents pour le compte de son amie et cliente, madame de Plœuc. Mais lui seul est condamné. Emprisonné en 1673, il semble avoir développé en prison un fort ressentiment à l’égard de l’aristocratie. il est relâché au début de l’année 1675 et se lance dans l’insurrection, prenant même la tête des opérations dans le Poher.
Début septembre, Le Balp fait résonner le tocsin dans les campagnes du Poher et tente de rassembler 30 000 personnes en armes. Accompagné de 2 000 hommes, il se rend au château de Tymeur. Son intention est de parlementer avec le seigneur Montgaillard, qu’il voudrait rallier à sa cause et convaincre de prendre le commandement des troupes rebelles. Mais le frère de Montgaillard sort son épée et blesse mortellement Le Balp à la gorge. En représailles, les insurgés pillent le Tymeur et brûlent une partie des archives.
Quant à Sébastien Le Balp, on ne lui permettra pas de reposer en paix : quelques semaines après sa mort, un juge ordonne que son corps soit déterré. Un procès est organisé, puis le cadavre, déjà bien décomposé, est trainé sur une claie, rompu et exposé sur une roue ! Le corps est ensuite enterré dans le cimetière de Kergloff, tandis que son crâne serait conservé dans la chapelle de Saint Drezouarn, dans la même paroisse. Cet épisode dramatique fait de lui une figure de l’histoire de Bretagne.
Entre-temps arrivent les troupes de Louis XIV, menées par le duc de Chaulnes et fortes de 6 000 soldats, qui entament une violente répression au mois d’août. Ils commencent par Quimper, puis se rendent dans le Poher où ils restent deux semaines, avant de repartir mater les contestataires du Trégor.
Ils ne rencontrent pas de résistance structurée et n’ont pas de mal à trouver les anciens insurgés. Partout des dizaines d’hommes sont capturés. Les moins impliqués sont condamnés à la prison, à l’exil ou aux galères. Les autres sont aussitôt pendus publiquement, pour l’exemple. Le duc de Chaulnes le constate avec cynisme : « Les arbres commencent à pencher, sur les grands chemins du côté de Quimperlé, du poids qu’on leur donne ».
Pour compléter le tableau de la répression, les paroisses où on a sonné le tocsin doivent livrer leurs cloches. Les plus rebelles voient les clochers de leurs églises rasés et doivent payer de lourdes amendes. A Combrit, où 14 paysans ont été pendus pour venger la mort du seigneur local, la reconstruction du clocher ne sera autorisée qu’un siècle plus tard, et il faudra pour cela l’autorisation du petit fils du seigneur décédé en 1675 !
Une fois la Cornouaille pacifiée, le duc de Chaulnes peut rentrer à Rennes où il a quelques comptes à régler. Une partie de la rue Haute est rasée, et ses habitants, qui s'étaient distingués pendant les troubles, sont jetés à la rue. Certains sont pendus, d’autres subissent le supplice de la roue. Un violoniste « qui avait commencé la danse et la pillerie du papier timbré » est exécuté, et madame de Sévigné décrit comment « il a été écartelé après sa mort, et ses quatre quartiers exposés aux quatre coins de la ville. »
Les mois qui suivent, 20 000 hommes de troupe passent l'hiver en Bretagne, chez les habitants, qu’ils maltraitent en plus de les dépouiller. Ce séjour prolongé des soudards va s’apparenter pour beaucoup à un vrai calvaire. René Duchemin, bourgeois de Rennes, écrit ainsi dans son journal le 13 décembre 1675 :
« Les soldats (…) ont jeté leurs hôtes et hôtesses par les fenêtres, battu et excédé, violé des femmes en présence de leurs maris, lié des enfants tous nus sur des broches, voulant les faire rôtir, rompu et brûlé les meubles, démoli les fenêtres et vitres des maisons, exigé grandes sommes de leurs hôtes et commis tant de crimes qu’ils égalent Rennes à la destruction de Jérusalem. »
Des sanctions frappent aussi le Parlement de Bretagne (c’est-à-dire la chambre de justice et d’enregistrement des édits du roi) : accusé de n’avoir pas réagi face à l’opposition au papier timbré, il est exilé à Vannes où il restera 15 ans durant. Quant aux États de Bretagne (composés des élus de la noblesse, du clergé et des villes) ils sont forcés de verser une contribution de trois millions de livres au trésor royal. Une somme colossale qui contribue à ruiner la Bretagne, dont l’économie est par ailleurs durablement affectée par la guerre de Hollande et les guerres de la fin du règne.
La répression est enfin idéologique, avec les missionnaires du père Maunoir qui sont envoyés « évangéliser » les campagnes rebelles, et surtout enseigner la soumission à leurs habitants.