Les images qui s’imposent dès qu’on parle de la préhistoire en Bretagne sont celles de menhirs et de dolmens, tant leur présence est forte sur cette terre granitique. Mais avant ces bâtisseurs, on trouve en Armorique des traces d’occupation humaine qui datent de 600 000 ans, c’est-à-dire des centaines de milliers d’années avant qu’il ne soit question de Bretons, ou même de mégalithes…
L’aventure humaine démarre quelque part en Afrique il y a environ 7 millions d’années, avec le premier bipède, l’homme de Toumaï. Notre lointain ancêtre, Homo erectus, apparaît quant à lui il y a 2 millions d’années. Il assure sa subsistance en chassant et en cueillant, c’est lui qui domestique le feu, et qui s’élance à la découverte du monde il y a plus d’un million d’années. Il apparaît en Europe autour de – 900 000 ans, à une période qu’on appelle le Paléolithique, l’âge « de la pierre ancienne », qui s’étend jusqu’à environ 10 000 ans avant notre ère.
En ce qui concerne la péninsule armoricaine, la première chose à retenir est qu’elle n’a pas toujours couvert le même territoire que la Bretagne d’aujourd’hui. Les premiers hommes ont en effet connu des alternances de périodes très froides et de périodes tempérées, dues aux glaciations qui touchaient tout le nord de l’Europe jusqu’à l’Arctique. Les glaciers ne sont certes jamais descendus plus bas que le sud des îles britanniques, mais il n’empêche, le niveau de la mer était alors bien plus bas qu’il ne l’est à présent et la Manche était une grande vallée. Les paysages variaient donc selon le climat, alternant entre un environnement de forêts en périodes tempérée, et de toundra rase en périodes de grand froid.
Nous ne savons pas quand exactement les humains sont arrivés en Armorique. Ce qu’on sait, on le doit aux sites qui ont été fouillés et nous ont légué quelques précieuses informations. Mais ces sites sont limités, car en Bretagne le sol acide, l’humidité, les tempêtes, sans oublier l’action humaine contemporaine (le remembrement, les routes et les constructions), ont souvent eu raison des vestiges de ces époques reculées.
Les plus anciennes traces d'activités humaines en Bretagne remontent vraisemblablement à environ 600 000 ans. Elles ont été découvertes à une trentaine de kilomètres de Rennes, au sud de la commune de Saint-Malo-de-Phily, sur une butte dominant la Vilaine.
Ces populations n’étaient pas sédentaires, elles étaient nomades. Les humains de l’époque se déplaçaient selon les saisons, à la recherche d’abris et de nourriture, avec probablement des retours réguliers sur les mêmes sites. Ils pratiquaient la cueillette, la chasse et peut-être la pêche, à l’aide, déjà, de nombreux outils de pierre taillée. On a en effet trouvé, à Saint-Malo-de-Phily comme ailleurs, des tranchoirs, des racloirs, des grattoirs et divers outils sommaires taillés dans du grès armoricain.
Nous sommes en période glaciaire et la mer est bien plus basse qu’aujourd’hui. La Manche n’est qu’un petit golfe et ce qui constitue actuellement les îles britanniques est partiellement rattaché au continent. Le site le plus marquant de cette période du Paléolithique a été découvert en 1985 au lieu-dit Menez-Dregan, sur la commune de Plouhinec dans le sud-Finistère, en bordure de la baie d’Audierne. L’occupation humaine y a démarré vers 465 000 ans avant notre ère, dans une ancienne grotte marine effondrée.
On n’y a pas trouvé d’ossements humains, pas plus qu’à Saint-Malo-du-Phily. Mais des milliers d’outils en silex ont été découverts, ainsi que des vestiges d’animaux, en particulier un fragment, très altéré mais bien reconnaissable, de dent d’éléphant, un « éléphant antique » caractérisé par ses défenses droites, et non recourbées.
Surtout, on a mis au jour à Menez-Dregan des traces de feu, dont certaines ont été datées entre – 465 000 et – 400 000 ans, ce qui les place parmi les plus anciens vestiges de feu maîtrisé et entretenu par les humains. Cette innovation majeure permet désormais aux femmes et aux hommes de se chauffer, de cuire leur nourriture et de repousser les animaux hostiles, tout en favorisant la socialisation. Un pas de géant dans l’histoire de l’humanité !
Menez-Dregan est donc un site important, qui nous permet d’entrevoir comment vivaient les humains de l’époque. La mer étant à un niveau bien plus bas qu’aujourd’hui, les occupants de la grotte avaient sous leurs yeux une vaste plaine, avec l’océan au loin. Ils se nourrissaient de chasse et de pêche et en particulier de grands mammifères comme l’éléphant. La mer proche leur fournissait les galets pour confectionner les outils en silex qui leur servaient à dépecer ces animaux. Ils étaient peu nombreux et se déplaçaient selon les ressources disponibles, en général près des côtes. Leur espérance de vie ne dépassait pas les 25 ou 30 ans.
Pour le reste, nous ne savons pas grand-chose : étaient-ils vêtus ? nous n’en avons aucune preuve, mais s’il faisait si froid, il est probable qu’ils ont éprouvé le besoin de se couvrir. Étaient-ils structurés de manière hiérarchique ? Là encore, rien ne le prouve, mais la chasse en groupe et la recherche de nourriture supposent sans doute un minimum d’organisation. Avaient-ils une forme de langage élaborée ? Nous n’en avons aucune preuve, mais il faut bien communiquer pour vivre en groupe, et nommer les plantes et les animaux nécessaires à la survie d’une manière ou d’une autre. Quant à savoir s’ils avaient des croyances… qui peut le dire ?!
Vers 300 000 ans avant notre ère apparaît un nouveau type d’humain, que l’on nomme « homme de Néandertal », et qui pouvait certainement parler : un os fossile situé au niveau du cou montre en effet que son anatomie lui offrait la même capacité vocale que la nôtre.
Les Néandertaliens ont laissé beaucoup de traces en Bretagne, jusqu’à – 35 000 ans environ. Le climat est encore froid et humide, de type arctique, mais la mer n’est pas aussi haute qu’aujourd’hui. Les habitats sont presque toujours abrités au pied de falaises, entre des rochers ou dans des grottes marines rendues accessibles par l’abaissement du niveau de la mer.
Des gisements ont été fouillés sur différents sites de la côte nord-est de la région : Piégu à Pléneuf-Val-André (Côtes d’Armor), Grainfollet à Saint-Suliac, au sud de Saint-Malo (Ille-et-Vilaine, vers – 170 000 ans), et Goaréva sur l’île de Bréhat (Côtes d’Armor, vers – 70 000 ans).
Mais c’est surtout au Mont Dol, entre le mont Saint-Michel et Cancale, qu’on a trouvé un formidable gisement datant d’à peu près 115 000 ans. Les humains évoluent alors dans un environnement couvert de vastes prairies, avec des zones de type toundra ou taïga. Ils y trouvent leur nourriture, essentiellement de la viande, qu’ils se procurent par la chasse, la pose de pièges, et même sans doute le charognage !
Le site a livré de très beaux outils, faits de silex provenant des zones côtières : racloirs, outils à couper la viande, à travailler les peaux… On a trouvé aussi une importante collection d’ossements et de dents fossilisés, qui sont des restes de repas de nos Néandertaliens. On sait ainsi que certains des animaux consommés étaient énormes, comme les mammouths ou les rhinocéros laineux. Parmi ceux qui ont depuis disparu de nos paysages il y a également les ours, les panthères, les hyènes et les loups… D’autres font encore partie de notre faune actuelle : les cerfs, les chevreuils, les rennes, les bouquetins, les renards, les sangliers, ainsi que les bœufs et les chevaux.
Mais toujours pas de squelette humain.
Puis les Néandertaliens sont remplacés par Homo sapiens, « l’homme sage », littéralement, c’est-à-dire l’homme moderne, qu’on désigne en Europe sous le nom d’homme de Cro-Magnon. Comment expliquer l’effacement des Néanderthaliens qui avaient occupé l’Europe, le Moyen-Orient et l’Asie centrale pendant des dizaines de milliers d’années ? inadaptation au changement climatique qui devient beaucoup plus froid ? maladies ? métissage avec les nouveaux arrivants ? Cette disparition demeure aussi mystérieuse que celle des dinosaures…
Les sites de cette période sont peu nombreux en Bretagne, on n’en compte pas plus d’une dizaine. L’un d’entre eux, occupé il y a environ 25 000 ans, est situé à Plasenn al Lomm, sur ce qui est à présent l’île de Bréhat. La Manche était alors à sec et l’endroit était radicalement différent de ce qu’il est aujourd’hui : il était au bord, non pas de la mer, mais de la rivière Trieux, dont le cours s’étendait dans la vallée jusqu’à Bréhat. Le camp était probablement saisonnier. On y a trouvé des traces de structures d’habitat qui semblent avoir été de forme ovale, ainsi que des outils en silex taillé très spécialisés.
D’importants exemples d’art rupestre de cette période ont par ailleurs été découverts sur le territoire du Massif armoricain. En Mayenne, tout d’abord, des grottes situées à Saulges dans la vallée de l’Erve abritent 45 peintures et gravures de chevaux, de rhinocéros laineux, de bisons et de mammouths, qui datent pour les plus anciennes de 29 000 ans. En Bretagne actuelle, c’est à Plougastel, près de Brest, dans le Finistère, qu’on a trouvé en 2014 une quarantaine de pierres magnifiquement gravées de figures d’aurochs et de chevaux, qui remontent à 14 000 ans environ.
C’est vers 16 000 ans avant notre ère que la mer atteint son niveau le plus bas : elle est alors à environ 120 mètres au-dessous de son niveau actuel, et la côte atlantique est située à une centaine de kilomètres de la côte morbihannaise d’aujourd’hui.
Puis, il y a environ 12 000 ans, on entre dans un nouveau cycle. Le climat se réchauffe et la mer remonte jusqu’à se rapprocher de son niveau actuel. La Manche sépare désormais la future petite Bretagne de la grande, et la steppe fait peu à peu place à la forêt tempérée, composée des arbres que nous connaissons aujourd’hui, tels les chênes ou les noisetiers. En revanche, beaucoup d’espèces animales disparaissent avec ce changement de climat, comme les lions, panthères, rhinocéros, éléphants, bisons, rennes et autres hyènes.
L’aventure humaine se poursuit, les groupes sont plus nombreux, mais la population de la péninsule se limite encore sans doute à quelques milliers d’individus. Ils échangent des produits, notamment les silex, qui circulent parfois sur des dizaines de kilomètres. Des campements à Plounéour-Ménez (Finistère) et au lieu-dit La Croix-Audran, à Carnac (Morbihan) montrent qu’on vivait alors dans des huttes faites de peaux tendues, dotées parfois d’un foyer central.
Mais c’est sur l’îlot de Téviec, près de Quiberon dans le Morbihan, qu’on trouve les vestiges les plus marquants de cette période en Bretagne, vers 5 400 ans avant notre ère.
Des foyers et d’énormes tas de déchets de cuisine composés de restes d’animaux, de poissons et de coquillages marquent l’emplacement de camps. Les hommes de Téviec chassent le chevreuil, le sanglier, le renard, le hérisson, le cerf, mais aussi les moutons et les chèvres, ainsi que les oiseaux de mer.
L’outillage s’est perfectionné, et ils confectionnent à présent des armes, des arcs et des flèches, qui ne semblent pas servir uniquement pour la chasse
Surtout, on découvre là pour la première fois des tombes, qui contiennent les plus anciens restes humains en Bretagne. Ce sont ainsi 23 squelettes d’hommes, de femmes et d’enfants qui ont été répertoriés, répartis dans une dizaine de sépultures. Tous sont de petite taille, en moyenne 1,59 m pour les hommes et 1,52 m pour les femmes. Et comme nous, ils avaient des rhumatismes et des caries !
Parmi eux, un jeune adulte a la mâchoire brisée et deux pointes de flèche fichées dans la colonne vertébrale. Accident de chasse ? meurtre ? combat ? Dans une autre tombe, deux squelettes de femmes gisent avec des bois de cerfs placés autour de la tête. Est-ce la marque d’un rang élevé ? Et sont-elles également décédées de mort violente ?
Un bâton en bois de chevreuil, probablement un bâton de commandement, indique une organisation hiérarchisée. Beaucoup de ces corps, enfin, portaient des colliers et des bracelets de perles ou de coquillages.
La mort était donc entourée d’un certain rituel et on peut penser que ces humains avaient développé une forme de spiritualité. Peut-être se posaient-ils des questions sur l’ « après »…
Après différentes périodes de glaciation, le climat se réchauffe et provoque la remontée des eaux. Celle-ci est particulièrement brutale entre – 10 000 et – 5 000, puis elle ralentit jusqu’à atteindre le niveau actuel au début de notre ère.
Vers – 4 500 avant J.-C., le niveau de la mer se situe encore à environ 3 ou 4 mètres au-dessous du niveau actuel. Bien qu’il soit impossible de définir précisément le trait de côte à cette époque, on sait que le territoire de la péninsule était plus grand qu’aujourd’hui. Elle était entourée de plaines littorales, qui ont été plus tard recouvertes par la mer. Seules les îles de Ouessant, et sans doute Belle-Île, étaient déjà coupées du continent.
C’est pour cette raison que certains monuments mégalithiques, qui étaient bien sur la terre ferme lorsqu’ils ont été construits, sont à présent sous l’eau. Les archéologues ont par exemple repéré 230 menhirs sur la côte entre Carnac et Saint-Pierre Quiberon. Non loin de là, à l’entrée du golfe du Morbihan, on trouve aussi, sur l’ilot d’Er Lannic, deux enceintes en forme de fer à cheval, composées chacun de plusieurs dizaines de menhirs, dont l’un est immergé en permanence, et l’autre intégralement visible seulement à marée basse.
Nous sommes au Néolithique, qui s’étend, à l’ouest de l’Europe, de – 6 000 à – 2 500 avant notre ère. C’est une période véritablement révolutionnaire à l’échelle de l’histoire des humains.
En Bretagne, cet âge de « la pierre nouvelle » se caractérise par la construction en grand nombre de mégalithes (monuments de pierre de grande taille), tels que les menhirs (« pierres longues » en breton), les dolmen (« tables de pierre »), les cairns (« tas de pierres » au-dessus d’une sépulture) etc.
Mais qui étaient donc ces humains, bâtisseurs de monuments qui défient le temps et sont parvenus jusqu’à nous, plusieurs milliers d’années plus tard ?
Pour mieux les comprendre, il faut prendre en compte une autre nouveauté, qui apparaît progressivement à cette même époque, et dont l’importance est tout aussi fondamentale que celle des grandes pierres : l’agriculture.
Née simultanément dans différentes parties du monde, dont le Moyen-Orient, quelque part entre le Tigre et l’Euphrate, l’agriculture voir le jour il y a environ 11 000 ans. Elle mettra encore quelques millénaires avant d’arriver jusqu’à notre péninsule à partir de ce « croissant fertile ». Il faut dire que le chemin est long depuis la Mésopotamie jusqu’à l’Armorique, de vallée en vallée sur plusieurs milliers de kilomètres, à commencer par la vallée du Danube, pour arriver enfin jusqu’aux vallées de la Loire et de la Vilaine.
Les traces des premiers paysans en Armorique remontent à environ 5 000 ans avant notre ère. On passe progressivement d’un mode de vie basé sur la chasse, la pêche et la cueillette à une alimentation basée sur l’agriculture. Petit à petit, les populations se sédentarisent mais il est probable que différents groupes cohabitent pendant une très longue période : nomades chasseurs-cueilleurs, semi-nomades, paysans sédentaires.
Les humains apprennent donc à élever des animaux domestiques, mais aussi à défricher et à cultiver la terre. C’est-à-dire qu’ils doivent penser à semer et à planter, et ensuite attendre les récoltes pendant des semaines et parfois des mois. Tout cela paraît aujourd’hui évident, mais il faut se représenter ce que cela supposait à l’époque en termes de compréhension de la nature, de réflexion, d’anticipation et… de patience ! Sans compter la connaissance et la sélection des graines, mais aussi la conservation, la protection et la gestion des stocks... Le changement est lent mais le mouvement est lancé et il ne s’arrêtera plus.
Ces progrès font que la population augmente considérablement au Néolithique. On estime en effet que la péninsule comptait entre 50 000 et 100 000 hommes il y a 6 000 ans, soit peut-être 20 fois plus que durant la période précédente.
Des villages se construisent au fur et à mesure que les populations se sédentarisent. Les tentes de peau font place à des habitations plus durables, faites de bois, de terren de feuillages et de chaume. Le bois devient une matière première essentielle, pour les maisons, les enclos des animaux et les palissades de protection, mais aussi pour les outils et les armes, et toujours pour le feu.
Autour de ces villages, il faut défricher pour avoir des terres cultivables. Dans un premier temps, les zones boisées sont dégagées à la hache de pierre que, des outils qui devaient déjà être très tranchants et très performants. Puis ils adoptent la technique du brulis vers – 2 500. On en a trouvé des traces à Dol-de-Bretagne en Ille-et-Vilaine, ainsi qu’à Plouguerneau, Plouescat et Berrien dans le Finistère. Les hommes du Néolithique façonnent donc le paysage, ils coupent, puis brûlent les bois et les forêts pour défricher toujours plus de terres et constituer de nouvelles parcelles.
Ils cultivent le petit épeautre, le blé et l’amidonnier, une céréale proche du blé. Puis ils les récoltent à l’aide de faucilles faites de lames de pierre ou de silex tranchantes, fixées sur des manches de bois courbé. Des meules constituées d’une pierre plate et d’une grosse pierre ronde montrent que ces céréales étaient moulues pour faire de la farine.
En dehors de l’agriculture et de l’élevage, diverses activités artisanales émergent, telles que la poterie, à partir de – 5 000 avant J.-C. Des pièces de vaisselle en terre cuite, comme des vases, des gobelets et des plats, indiquent que l’on prépare désormais la nourriture et les boissons. Parmi les techniques maîtrisées, il y a aussi le filage et le tissage, qui montrent que l’on fabrique des vêtements à partir de fibres végétales.
On constate déjà un début de spécialisation, une sorte de passage de l’artisanat à l’industrie. Les haches de Plussulien, en centre-Bretagne dans les Côtes d’Armor, en sont un exemple spectaculaire. Très reconnaissables, elles sont faites de dolérite, une roche volcanique à grain fin. Leur production semble démarrer vers – 4300 avantJ.-C. autour de carrières locales qui s’étendent sur 1 kilomètre carré environ.
Les ateliers de Plussulien auraient ainsi produit au fil du temps quelques 6 millions de haches, aussi tranchantes que des haches d’acier ! Ces outils ont été retrouvés dans toute la péninsule armoricaine et dans les régions voisines. Par exemple, un tiers des haches dures de la vallée de la Loire proviennent de Plussulien. Elles sont même présentes jusque dans les Pyrénées, les Alpes, le long du Rhin, en Belgique et au sud de l’Angleterre. Un véritable produit d’exportation !
Mais l’histoire des haches de Plussulien s’arrête à la fin du Néolithique, autour de – 2500 avant J.-C., quand le site est abandonné, victime de la concurrence du métal.
Les outils qui atteignent un haut degré de sophistication, comme ces haches, sont alors des objets de grande valeur. ils ne sont plus seulement destinés à un simple usage technique, ils acquièrent un nouveau statut, deviennent des symboles de prestige, des objets d’échange…
Et en effet, le « commerce » existe déjà, dans les deux sens : l’Armorique exporte des outils et sans doute aussi du sel, qui ne manque pas sur les milliers de kilomètres de côte de la péninsule, mais elle importe également les produits qui lui manquent. Les silex viennent de Touraine et les perles en variscite voyagent depuis l’Andalousie. Les lames les plus éclatantes sont en jade (jadéite, néphrite, etc.), des roches qui ne sont présentes que dans les Alpes, mais c’est pourtant dans le Morbihan qu’on les trouve en plus grand nombre au début de la période.
Enfin, en ces temps nouveaux où l’on stocke la nourriture et on manufacture différentes sortes de biens, des conflits émergent pour s’approprier ces richesses, devenues objets de convoitise. Les hommes du Néolithique étaient aussi des guerriers, dotés d’armes qui ne tuaient pas que des animaux.
Les humains de l’époque n’étaient donc pas des êtres frustres, primaires et vêtus de peaux de bête ! Ils étaient tout à fait capables de réflexion et avaient un grand sens de l’organisation. Comment, d’ailleurs, auraient-ils pu bâtir les extraordinaires monuments de pierre qui marquent le paysage breton depuis des millénaires sans une remarquable capacité à la conceptualisation ?
A partir du V° millénaire avant notre ère, les sociétés et les paysages de la péninsule armoricaine sont peu à peu modifiés en profondeur par deux phénomènes : d’une part la diffusion de l’agriculture et de l’élevage, et d’autre part la construction d’imposants monuments mégalithiques. Les bouleversements matériels ont amené une nouvelle vision du monde, et sans doute aussi de nouvelles conceptions religieuses, qui ont débouché sur ce monumentalisme funéraire et symbolique.
Vers – 4 500 environ, soit 2 000 ans avant la construction des plus anciennes pyramides d’Egypte !, l’homme commence à bâtir en Bretagne des édifices gigantesques à l’aide de matériaux non périssables, alors que son habitat est encore fait de bois et de branchages. Des millénaires plus tard, ces monuments marquent toujours nos paysages et ne cessent d’interroger le grand public comme les chercheurs. Car nombre d’entre eux conservent encore leur lot de mystère…
La plupart des mots courants qui désignent ces mégalithes (« grandes pierres », en grec ancien) sont en fait des mots de langue bretonne.
Menhir est composé de maen (« pierre ») et hir (« long »). Le mot signifie donc littéralement « pierre longue » et désigne une stèle. Des milliers d’entre eux marquent encore le paysage en Bretagne, qu’ils soient isolés, en files, ou encore en cercles.
Dolmen est quant à lui constitué de taol (« table ») et maen (« pierre »). Les dolmen pourraient effectivement ressembler à des tables de pierre, avec leurs piliers soutenant une pierre plate sur le dessus. Mais il n’en est rien, ces dolmen n’ont jamais servi à quelque pique-nique que ce soit ! Quand plusieurs d’entre eux se suivent, ils forment ce qu’on appelle une « allée couverte », comme au Mougau, dans le Finistère, ou à l’Ile-Grande, dans les Côtes d’Armor. Ces dolmen et ces « allées couvertes » étaient en réalité des chambres funéraires. On en compte environ un millier en Bretagne.
Cairn vient du vieux celtique karn, qui signifie « tas de pierre » et a donné carn en gallois et en irlandais. On trouve aussi ce Karn en breton, notamment dans le nom de Carnac. Les cairns sont des sépultures, composées d’un ou plusieurs couloirs qui débouchent sur des chambres funéraires (les fameux dolmen) où étaient enterrés les morts. L’ensemble est recouvert de pierres, comme le serait une pyramide, et parfois de terre, constituant des sortes de buttes visibles dans le paysage, les tumulus (un mot latin, cette fois).
Ces monuments sont donc très différents d’aspect, mais surtout ils n’avaient pas la même finalité :
- d’un côté les cairns, qui sont des tombeaux destinés à accueillir les morts, et dont il ne reste plus parfois que le « squelette », c’est-à-dire l’allée couverte, voire un simple dolmen ;
- de l’autre les menhirs, dont nul ne peut, à ce jour, donner la fonction exacte de manière certaine, entre les hypothèses les plus prudentes et les interprétations les plus farfelues.
Ces pierres dressées sont tellement nombreuses en Bretagne que l’on pourrait être tenté de croire qu’elles existent uniquement sur notre territoire. Mais s’il est vrai que c’est ici, et de très loin, qu’on en trouve la plus grande concentration, elles sont en fait également présentes dans différentes régions de France et d’Europe, et sur d’autres continents, en Éthiopie, en Inde, en Colombie…
Le menhir de Kerloas, à Plouarzel dans le nord-Finistère, est considéré comme le plus haut encore debout avec ses 9,50 mètres au-dessus du sol. Il est talonné par le menhir de Champ-Dolent, à Dol-de-Bretagne, en Ille-et-Vilaine, qui s’élève à 9,30 mètres. Mais le plus grand menhir d’Europe serait le menhir d’Er Grah, à Locmariaquer dans le Morbihan, s’il ne gisait à terre, brisé en 4 morceaux qui, une fois rassemblés, mesurent 21 mètres ! Quant au nombre de menhirs, le record mondial est sans conteste détenu par la région de Carnac : on compte pas moins de 12 000 stèles entre les rias d’Etel et de Penerf de part et d’autre du golfe du Morbihan !
Transporter, puis dresser ces stèles de granit parfois colossales relevait de la prouesse : on estime que le menhir de Kerloas pèse environ 150 tonnes et celui d’Er Grah autour de 300 tonnes ! Ces masses inertes devaient être déplacées sur des kilomètres, probablement sur des barges, puis des traineaux glissant sur de la terre argileuse. Ensuite il fallait les faire basculer dans une fosse, les caler et les relever avec des cordages. Tout cela était d’une grande technicité et nécessitait un important nombre d’hommes, ainsi qu’une organisation sans faille.
On constate par ailleurs que ces menhirs sont surtout localisées près des côtes, et que certains étaient visibles de très loin. Quel était donc leur lien avec l’océan ? S’agissait-il de marqueurs permettant de se repérer ? Ou plutôt de signes destinés à organiser le territoire ? Ou faut-il y voir un rôle religieux ? Étaient-ce des monuments funéraires ?
Ces pierres dressées ont toujours intrigué et on s’interroge sur leur fonction depuis des siècles, mais aucune explication ne fait consensus parmi les scientifiques. Quant à nos contemporains, certains leur ont prêté des pouvoirs divers : pierres guérisseuses, mais aussi pierres de bonheur conjugal ou de fertilité (rien d’étonnant vu leur forme phallique !)…
C’est autour du golfe du Morbihan qu’on trouve le plus grand nombre de mégalithes sur une aire aussi réduite. Cette concentration est même exceptionnelle, avec plus de 550 sites regroupant chacun un nombre plus ou moins important de monuments. Parmi eux, les alignements de Carnac sont certainement les plus célèbres.
Les 3 000 menhirs recensés à Carnac ont été implantés pour la plupart entre 4 800 et 3 500 avant notre ère. Ils sont curieusement regroupés en files, qui se déploient sur une longueur totale de 10 kilomètres. On compte ainsi 5 alignements qui se suivent selon une orientation générale sud-ouest/nord-est : les alignements du Ménec, de Kermario, du Manio, de Kerlescan et du Petit-Ménec.
Ce site unique au monde suscite bien sûr de nombreuses interrogations, auxquelles la science peine à répondre encore aujourd’hui : pourquoi un si grand nombre de monuments mégalithiques à cet endroit ? Pourquoi cette disposition si singulière ? Et quelle était la finalité de l’ensemble ?
La légende dit qu’il s’agit d’une armée de légionnaires romains lancés à la poursuite de saint Cornély qui les aurait pétrifiés. D’autres vont jusqu’à imaginer que ces milliers de grosses pierres auraient été posées là par des extra-terrestres !
Plus sérieusement, plusieurs hypothèses ont été émises, dont aucune ne convainc complètement : observatoire astronomique, calendrier solaire, temples à ciel ouvert destinés au culte de la lune ou du soleil, stèles funéraires pour honorer les défunts prestigieux, etc. Cela étant, on peut penser sans trop se risquer que les alignements de Carnac avaient une fonction sacrée, d’une manière ou d’une autre.
Parmi les édifices mégalithiques remarquables de Bretagne, le cairn de Barnenez tient également une place particulière : cette imposante sépulture, située sur un promontoire qui surplombe la baie de Morlaix, dans le nord-Finistère, est en effet le plus ancien monument d‘Europe, puisque les premières phases de sa construction remontent à 4300 ans avant notre ère.
Le cairn s’est ensuite progressivement agrandi jusqu’à – 3 900 avant J.-C.environ. Puis il a été abandonné et a traversé les millénaires sans encombres, jusqu’aux années 1954-1955, où il a failli disparaître quand un entrepreneur de travaux publics a commencé à s’en servir comme carrière ! Le site a depuis été protégé, fouillé et partiellement reconstruit.
L’édifice fait aujourd’hui 72 mètres de long et 6 mètres de haut, mais il allait sans doute jusqu’à 8 ou 9 mètres à l’origine. Il est composé de deux cairns, construits à des époques différentes, et entièrement bâtis en pierres sèches. L’ensemble compte un total de 11 couloirs, qui font chacun entre 7 et 12 mètres de long, et qui conduisent à autant de chambres funéraires. Quelques-unes des dalles verticales portent des gravures, certaines étant identifiées (hache, arc), d’autres restant énigmatiques.
On y a retrouvé assez peu d’ossements à cause de l’acidité du sol et de l’eau de ruissellement, mais Il semble de toute façon que chaque chambre funéraire n’a pas abrité plus de 4 ou 5 cadavres. En revanche, divers objets ont été mis au jour, tels que des poteries, des pointes de flèches et des outils, notamment des haches d’apparat polies, d’une grande finesse, jamais utilisées.
La construction du cairn de Barnenez a nécessité des centaines de milliers d’heures de travail. Il a fallu débiter et traîner certains blocs de granit de plusieurs tonnes sur au moins 2 kilomètres. Ici aussi on est admiratif devant le savoir-faire de ces hommes qui maîtrisaient différentes techniques de maçonnerie : ils savaient par exemple construire des voûtes en encorbellement.
Une telle activité, dont l’objet va bien au-delà des besoins vitaux du groupe, suppose une économie du travail qui permet de libérer de nombreuses personnes de leurs tâches quotidiennes sur une longue période. Elle atteste surtout une organisation sociale élaborée, structurée et hiérarchisée. On peut en déduire qu’une élite émerge à la fin du Ve millénaire.
On constate aussi que les rapports des vivants avec leurs morts ont changé : on ne se contente plus comme autrefois de creuser une tombe dans le sol pour y déposer un défunt, on élève désormais des monuments hors du commun, parfois très imposants, pour ceux que l’on veut honorer.
Un autre cairn retient l’attention, pour des raisons différentes : le cairn de Gavrinis, sur l’îlot du même nom, dans le golfe du Morbihan. Construit à partir de 4 100 avant notre ère, il est un peu plus tardif que celui de Barnenez, et aussi plus petit. Mais c’est un véritable joyau, dont beaucoup de pierres sont somptueusement décorées de gravures.
Certains des motifs sont figuratifs, comme par exemple les crosses et les haches, ou les animaux, terrestres quand ils sont cornus, et maritimes comme les cachalots. Mais d’autres sont des dessins stylisés, des figures abstraites, des cercles concentriques, des volutes et des spirales, facilement reconnaissables et au caractère hypnotique. Ceux-là laissent la porte ouverte aux interprétations.
Le cairn de Gavrinis est par ailleurs un bon exemple du recyclage des blocs de pierre au fil des siècles et des millénaires. On sait désormais, en effet, que sur la face non visible d’une dalle de couverture du mausolée figurent des animaux gravés, dont deux sont tronqués : un cachalot auquel il manque le sommet de la tête, un bovin à grandes cornes, entier, et le dos et les cornes d’un troisième animal. Le reste du corps de ce dernier se trouve sur la dalle de couverture d’un autre cairn, celui de la « Table des Marchands », à 4 kilomètres de là, sur la commune de Locmariaquer. Et il s’avère que les deux fragments ont été prélevés sur un même menhir situé dans la barre de stèles du Grand Menhir.
Serge Cassen, en charge des fouilles à Gavrinis pendant de longues années, a déduit de ses recherches que les populations qui peuplaient la péninsule armoricaine durant cette période n’étaient pas simplement de paisibles agriculteurs pacifiques. Les hommes étaient confrontés à toutes sortes de menaces, venant de la mer autant que de la terre, qu’il s’agisse d’autres humains ou d’animaux, réels ou mythifiés. Ils y répondaient déjà par la violence, grâce aux outils affutés qu’ils savaient fabriquer (haches, crosses-boomerangs ou arcs) et qui montrent que cette société néolithique était bien une société guerrière autant que paysanne.