La Bretagne a perdu son indépendance en 1532, mais la province conservait néanmoins un certain degré d’autonomie. La Révolution met un terme à ces « franchises et libertés bretonnes » lors de la nuit du 4 août 1789. De la période révolutionnaire sortiront des gagnants et des perdants dans une Bretagne divisée entre « blancs » et « bleus », peuple des villes et peuple des campagnes.
Un peuple qui peine à joindre les deux bouts, des bourgeois qui veulent accéder au pouvoir, et des nobles qui s’arc-boutent sur leurs privilèges, tels sont les ingrédients qui débouchent sur la Révolution de 1789. La particularité en Bretagne est que le changement de régime sonne aussi, définitivement, le glas des dernières marges de libertés qui lui restaient depuis l’édit d’union imposé en 1532.
Comme dans tout le royaume, la tension monte en Bretagne dans les années qui précèdent la Révolution. Les difficultés économiques, la pauvreté qui s’étend, le prix du pain qui augmente, et la diffusion des idées nouvelles qui s’accélère : tout concourt à amplifier des mécontentements et à créer un climat d’agitation.
Le 29 décembre 1788 s’ouvrent à Rennes les États de Bretagne, une assemblée qui réunit tous les deux ans, depuis trois siècles, les représentants de la noblesse, du clergé et de la bourgeoisie des villes. La noblesse, le clergé et les bourgeois affluent des manoirs et châteaux de Bretagne, et des principales villes de la province.
Mais les débats tournent court à l’assemblée, tant les positions du tiers état et de la noblesse sont éloignées. Les représentants du tiers veulent démocratiser les États et ils exigent une représentation égale à celle des deux autres ordres (un vote par tête et non par ordre), ainsi que l’égalité devant l’impôt, entre autres revendications. Mais la noblesse refuse toute réforme.
Dès lors, les événements s’enchaînent. Dans la rue, les esprits s’échauffent et des affrontements éclatent les 26 et 27 janvier 1789 dans les rues de Rennes, lors des « journées des bricoles ». D’un côté on trouve de jeunes nobles, parmi lesquels Chateaubriand, hostiles à tout changement. Et en face, des centaines étudiants favorables aux idées nouvelles sont rassemblés autour du jeune Jean-Victor Moreau. Au terme de ces échauffourées, on relève 3 morts et des dizaines de blessés sur la place du Parlement. Le premier sang de la Révolution est donc versé en Bretagne.
Les États de Bretagne sont alors reportés sine die par le roi Louis XVI, malgré les protestations de la noblesse et du clergé, qui se retirent sur leurs terres en signe de désapprobation. Ils laissent ainsi le champ libre à la bourgeoisie, qui est bien décidée à tirer son épingle du jeu.
C’est désormais à Versailles que s’écrira l’avenir de la Bretagne, comme celui du reste de la France. En réponse au blocage de toute réforme, au mois d’août 1788, Louis XVI s’est vu contraint de convoquer les États Généraux, qui doivent se tenir en juin 1789. Dans cette perspective, il demande que des cahiers de doléances soient rédigés dans toutes les villes et paroisses des provinces.
Partout la période se caractérise par une grande effervescence. En Bretagne aussi, on s’active pour élaborer ces listes de doléances et de réclamations. Comme dans tout le royaume, on réclame l’égalité et la fin des privilèges. Dans les campagnes on se plaint en particulier des droits seigneuriaux et des contraintes telles que la corvée ou la milice. De nombreux cahiers bretons rappellent par ailleurs l’attachement aux États de Bretagne et au maintien des « privilèges » de la province.
Et puis, Les paysans vont pour la première fois avoir droit à la parole en participant aux discussions et à l’élection de représentants. Car le vote était jusqu’alors réservées aux bourgeois des villes, à la noblesse et au clergé. Les uns et les autres rivalisent donc pour séduire ceux qui sont nouvellement autorisés à donner leur voix. Mais le résultat final n’élargit finalement pas la palette des députés, qui restent tous des membres des classes supérieures : parmi les 44 élus en Bretagne, on compte une trentaine d’hommes de loi, des notables aisés et cinq riches exploitants agricoles.
C’est donc la bourgeoisie qui va, presque seule, représenter les intérêts des Bretons à Versailles. A leur tête on trouve Isaac Le Chapelier, un avocat brillant et très radical. Il y a aussi Jean Lanjuinais, professeur de droit, Le Guen de Kerangall, négociant, et le père Gérard, un des rares agriculteurs des États généraux.
A leur arrivée à Versailles début avril 1789, ils se regroupent dans le Club breton, qui deviendra par la suite le Club des Jacobins. Ce groupe attire de plus en plus de députés venus de partout, jusqu’à une centaine à la fin du mois de mai, qui se caractérisent par leur radicalité. Ces acteurs majeurs de la Révolution ont un adversaire : la noblesse. Un objectif : l’égalité des droits. Et un ennemi : le privilège.
En bons bourgeois, ils ont aussi un sens aigu de leurs intérêts. Ainsi la plupart s’opposent farouchement à l’abolition de l’esclavage, car trop de bénéfices sont en jeu, notamment à Nantes et à Lorient, comme le déclare fermement Le Chapelier :
« Il me paraît à moi qu’il n’y a pas un homme sensé et véritablement humain qui puisse songer à proposer l’affranchissement des Noirs. »
Les « privilèges » de l’Ancien Régime recouvrent en fait plusieurs réalités très différentes : ils peuvent d’abord concerner des hommes, ceux de la noblesse et le clergé, qui bénéficient de toutes sortes d’avantages et de bénéfices, comme les exemptions d’impôts,. La Révolution s’attache à démanteler tous ces privilèges liés à des droits dont certains remontent à la période féodale.
Mais sont aussi considérés comme privilèges les régimes spécifiques d’entités telles que les corporations, les villes ou les provinces. La Bretagne, par exemple, dispose toujours des fameuses « libertés et franchises » inscrites dans les accords forcés qui ont scellé son rattachement à la France en 1532. Elle jouit donc encore de certains éléments d’autonomie, notamment le maintien d’institutions propres comme les États de Bretagne et une certaine maîtrise des questions fiscales.
Tous ces « privilèges », sans distinction, sont remis en question lors de la fameuse nuit du 4 août à Versailles. Les discussions sont enflammées : on propose la suppression des privilèges et des droits seigneuriaux, puis l’égalité devant l’impôt, on parle d’Église, de justice, et les enchères continuent de monter… Il ne s’agit pas seulement de d’abolir les privilèges des nobles et du clergé, il s’agit aussi de supprimer les droits spécifiques de provinces telles que la Bretagne, qui ont conservé une relative autonomie.
Finalement, dans une grande confusion, l’assemblée abolit solennellement l’ensemble des privilèges. On aurait pu s’attendre à ce que les députés bretons veillent au grain, mais ils se laissent piéger par le déroulement des événements et outrepassent largement leur mandat. Dans la ferveur et l’émotion, ils votent, bon gré mal gré, l’abolition des « libertés et franchises » de la province, sous réserve de ratification par les Etats de Bretagne.
Certains de ces députés se repentiront ensuite de leur vote, mais il est trop tard. Les magistrats bretons protestent également à Paris : « nos franchises sont des droits et non des privilèges, les nations seules ont des droits ». Mais la Révolution ne reconnaît qu’une nation. Et en dehors des nobles, bien peu de voix s’élèvent pour regretter les « libertés et franchises » de l’ancienne province. En ces temps troublés, il ne fait pas bon défendre les privilèges, quels qu’ils soient.
Quant à la validation par les États de Bretagne, posée comme condition par les députés bretons, elle n’est plus d’actualité puisque ces États sont tout simplement supprimés. Le vote de la nuit du 4 août sera donc lourd de conséquences pour la Bretagne, qui conservait jusqu’alors une certaine autonomie, et qui perd là toute marge de manœuvre. Elle cesse désormais d’exister sur le plan administratif, pour près de deux siècles.
Le roi Louis XVI est exécuté en janvier 1793 et la Révolution s’enfonce progressivement dans une période de grande violence. A l’extérieur, l’ennemi menace les frontières et en février, la Convention décide qu’il faut recruter dans le peuple 300 000 hommes pour aller défendre la toute nouvelle République proclamée le 21 septembre 1792. La conscription, qui concerne tous les hommes de 18 à 40 ans, commence en mars, par tirage au sort, commune par commune. En Bretagne comme dans d’autres régions, les paysans s’insurgent et des affrontements violents ont lieu un peu partout dès le printemps : bataille de Kerguidu, attaque de Pontivy, d’Auray…
A Paris également, la situation se tend rapidement. En avril est mis en place le Comité de salut public. Fin mai, les députés girondins, dont deux Finistériens, sont arrêtés et exécutés. Ce coup de force des élus parisiens débouche en juillet sur une révolte fédéraliste, à laquelle les Bretons prennent part activement. Mais c’est un échec et la répression est féroce. Tenter de faire valoir un particularisme régional sera désormais considéré contre-révolutionnaire et violemment réprimé.
Le Comité de salut public, créé en avril 1793, a alors pratiquement tous les pouvoirs. Partout les arrestations, les jugements expéditifs et les exécutions rythment la vie révolutionnaire. Les révoltes paysannes du printemps et la révolte fédéraliste de l’été ont placé la Bretagne dans une position délicate Elle n’échappe donc pas à cette période de la Terreur, qui ne s’arrêtera qu’à la mort de Robespierre en juillet 1794.
Ainsi, à Brest, en l’espace de six mois, le tribunal révolutionnaire juge 180 accusés et prononce 70 condamnations à mort. La situation est pire encore à Nantes, où le député Jean-Baptiste Carrier est envoyé par la Convention et ne lésine pas sur les condamnations à mort, jusqu’à 200 par jour. Il est surtout connu pour avoir fait ligoter hommes, femmes, enfants et vieillards, sans distinction, dans des bateaux qu’il faisait ensuite couler dans la Loire. D’octobre 1793 à janvier 1794, ces tristement célèbres « noyades » auraient fait au total plus de 4 000 victimes.
On a longtemps assimilé la Bretagne à la contre-révolution, alors qu’elle a aussi sa tradition révolutionnaire. Au démarrage, la Révolution fait même l’objet d’une certaine unanimité dans les rangs du tiers état, la plupart de ses membres, bourgeois ou paysans, se reconnaissant un adversaire commun : le privilégié.
Une Bretagne « Bleue » se dessine ainsi rapidement, essentiellement urbaine et résolument engagée dans la voie des idées nouvelles. Les villes de Brest, Rennes et Nantes sont particulièrement actives sur le front révolutionnaire.
Sur le plan individuel, si aucune des plus grandes figures de la Révolution ne vient de Bretagne, certains Bretons ont laissé leur marque dans l’histoire. Par exemple, le morlaisien Jean Victor Moreau, meneur des « journées des bricoles » à Rennes en janvier 1789, devient l’un des grands généraux de la République.
Dans les campagnes aussi, on trouve des « sans-culottes », surtout dans le Trégor et dans le Poher, au centre du Finistère, là où avait déjà eu lieu la révolte des Bonnets rouges un siècle auparavant. Ainsi Théophile-Malo de la Tour d’Auvergne-Corret, de Carhaix, se voit qualifier par le ministre de la Guerre Lazare Carnot de « plus brave parmi les braves ». Et Jean Conan, un soldat né dans les faubourgs de Guingamp, rédige dans les années 1820 ses Aventurio, des mémoires en vers breton où il se montre fier d’être resté républicain jusqu’au bout.
Mais le système mis en place par la Révolution se révèle vite être en réalité au service de la bourgeoisie, et non au service du peuple tout entier. La Bretagne et ses institutions n’existent plus, et l’organisation administrative tourne désormais autour de communes, de cantons et de cinq départements, généralement dirigés par des bourgeois. Le peuple des campagnes a donc changé de maître, mais pas vraiment de condition. Après avoir espéré une amélioration de son sort, il se retrouve laissé pour compte dans la nouvelle organisation issue de la Révolution.
Dans les premiers mois de la Révolution, le pouvoir bourgeois est peu contesté. Beaucoup de prêtres voient le nouveau régime d’un bon œil, les paysans sont plutôt satisfaits de l’abolition des privilèges après la nuit du 4 août, et les nobles se font discrets. Dès 1790, pourtant, la question religieuse, puis la conscription à partir de 1793, font basculer les campagnes bretonnes dans la contre-révolution.
La noblesse a perdu le pouvoir, le système a été complètement bouleversé, et il serait donc juste que tous aient le droit de voter. Mais non ! Pour être habilité à participer aux élections, il faut être en mesure de s’acquitter d’un impôt égal à au moins trois journées de travail. Ce n’est évidemment pas le cas de la majorité des citoyens des zones rurales, qui représentent pourtant 90 % de la population. Le nouveau système électoral assure ainsi un pouvoir sans partage à la bourgeoisie.
Et non seulement les bourgeois sont partout aux manettes, mais ils tiennent aussi le haut du pavé en matière économique. Ils possèdent en effet une bonne part des terres de Bretagne, même si la majeure partie est toujours entre les mains de la noblesse. Enfin, pour tout arranger, les biens du clergé et ceux des nobles qui ont fui sont mis en vente en tant que biens nationaux, et les seuls qui soient en mesure de les acheter sont là encore les riches bourgeois.
Le ressentiment de la paysannerie va donc croissant, au fur et à mesure qu’il apparaît clairement que les bourgeois confisquent la Révolution à leur profit. En face, le peuple des campagnes en subit à l’inverse les effets négatifs, en particulier la hausse des impôts, l’inflation, la dévalorisation du papier-monnaie (les assignats), les réquisitions de nourriture pour alimenter l’armée, et la conscription qui envoie des milliers d’hommes sur le front. Les paysans vivent ainsi parfois dans une grande indigence, et ne voient toujours pas venir les bénéfices du changement de régime. Le ressentiment grandit et vient se greffer sur la méfiance traditionnelle du monde rural vis-à-vis du monde de la ville.
Bien que comptant en leurs rangs nombre de prêtres et d’abbés, les révolutionnaires assimilent toujours la religion à la réaction, et considèrent le clergé comme un ennemi qu’il faut mater. Ils éliminent ainsi quatre des neuf diocèses traditionnels pour n’en garder que cinq, qui correspondent aux cinq départements nouvellement créés. Il n’y a donc plus d’évêque à Saint-Pol, à Tréguier, à Saint-Malo et à Dol.
Les prêtres et les évêques sont par ailleurs désormais élus par les citoyens et payés par l’État ! En décembre 1790, l’Assemblée nationale leur impose même de jurer fidélité « à la nation, à la Loi et au roi, et de maintenir la Constitution ». Si ces mesures sont acceptées dans certaines régions de France, elles sont très largement rejetées en Bretagne : tous les évêques et la très grande majorité des prêtres ayant charge de paroisse refusent cette allégeance à l’État.
Quant à la population, elle soutient massivement ces curés réfractaires, et refuse les « prêtres du diable ». Dès la fin de 1790, le Léon, le Vannetais et le pays gallo s’agitent. Et en février 1791, les paysans, croyant leur évêque menacé, veulent envahir Vannes. Les affrontements avec la garde nationale, qui font dix morts, consacrent la rupture.
La guerre entre les « bleus » et les « blancs » passe encore un cap quand les fêtes religieuses disparaissent en octobre 1793 et sont remplacées par la célébration de la déesse Raison, puis de l’Être suprême. Le calendrier est également totalement bouleversé, les jours et les mois renommés, et le dimanche, jour saint pour les chrétiens… disparait ! A Quimper, lors de la fameuse période de la Terreur, le commissaire de la République fait même détruire les statues de saint Corentin dans la cathédrale, et urine dans un ciboire…
Mais c’est dans le Morbihan qu’éclate réellement la révolte.
Les insurgés sont surnommés « chouans » à cause de leur cri de ralliement, qui imite le hululement du chat-huant. Ils se battent pour la foi et pour le roi, mais pas forcément pour la monarchie absolue et le retour des privilèges. Vu de Paris, leur mouvement relève de l’obscurantisme le plus rétrograde.
Si les chouans ont constitué en Vendée des armées en bonne et due forme, le mouvement est plus morcelé en Bretagne. Ce sont plutôt des bandes de paysans, plus ou moins mal armés, des réfractaires ou des déserteurs de l’armée. La tactique est ici fondée sur la guérilla et le brigandage. Les rebelles contrôlent les campagnes, où ils entretiennent une insécurité permanente pour les « bleus », les administrateurs civils et les agents de l’État. Les petites troupes de soldats de la République sont sans cesse harcelées et elles peinent à se défendre dans les fondrières et les chemins creux du bocage.
Mais les moyens des insurgés ne leur permettent pas de menacer sérieusement les villes, solidement armées et défendues par la garde nationale et l’armée.
Parmi les jeunes révolutionnaires qui avaient pris part aux échauffourées de Rennes en janvier 1789 se trouvait un certain Georges Cadoudal, âgé alors de 18 ans, une force de la nature issue d’une famille paysanne aisée du Morbihan. Quatre ans après l’enthousiasme des débuts de la Révolution, le jeune homme, comme beaucoup d’autres, a déchanté. Il ne veut pas de cette République qui guillotine les rois et qui envoie les paysans se faire tuer aux frontières pour défendre des droits qu’ils n’ont toujours pas.
Cadoudal change donc de camp et connait dès lors une vie riche de multiples rebondissements. Arrêté, il est emprisonné à Auray, puis relâché. Incorporé dans l’armée, il déserte et rejoint les Vendéens ! Là il gagne ses galons de capitaine, puis de commandant de l’armée catholique et royale. En décembre 1793, cette armée est écrasée, mais Cadoudal fait partie des survivants. Il regagne alors Auray, bien décidé à continuer le combat.
Les chouans se sont par ailleurs placés sous les ordres des représentants des princes en exil, et ils maintiennent le contact avec l’Angleterre, dont ils attendent des armes et des troupes. Le débarquement, prélude à la grande offensive contre-révolutionnaire, est prévu pour 1795. C’est à la fin du mois de juin de cette année-là qu’une flotte anglaise jette l’ancre à Quiberon.
Des nobles émigrés, le comte de la Puisaye, le comte d’Hervilly et le chevalier de Tinténiac, débarquent avec plus de 17 000 soldats anglais. Mais la jonction avec les chouans du Morbihan se fait mal. Les chefs royalistes sont divisés sur la marche à suivre et manquent de réelle compétence militaire. Tandis que les émigrés temporisent, à l’abri du fort Sans-Culotte, en presqu’île de Quiberon, les chouans reculent pied à pied face aux troupes républicaines.
Le général Lazare Hoche, qui a reçu des troupes fraîches et aguerries, n’a pas grand mal à bloquer l’armée royaliste dans la presqu’île. Piégées par une mer déchaînée, les troupes assiégées ne peuvent rembarquer pour reprendre la mer. L’assaut final est donné dans la nuit du 21 au 22 juillet et débouche sur un massacre : 750 rebelles, dont plus de 600 nobles, ainsi que l’évêque de Dol, qui accompagnait l’expédition, sont exécutés. Les paysans sont quant à eux relâchés, dans un esprit d’apaisement. La chouannerie sort de l’épisode très affaiblie, mais pas encore abattue…
Après le désastre de Quiberon, Cadoudal est nommé « général » des chouans du Morbihan. Il commence par réorganiser l’armée, alors qu’il n’a que 24 ans. L’unité de base devient la paroisse, avec à sa tête un chef de paroisse. Puis le canton regroupe 10 à 15 paroisses et est dirigé par un chef de canton. Une division, enfin, comprend 3 à 6 cantons, et est menée par un chef de division. A la tête de 12 divisions, Cadoudal commande théoriquement une armée de 18 000 à 20 000 hommes. La réalité est moins flatteuse : jamais les troupes chouannes ne sont parvenues à acquérir la discipline et l’organisation d’une véritable armée.
Malgré les embuscades et les coups de main qui menacent les villes, la guérilla chouanne, dont les effectifs fondent continuellement, n’est plus en mesure de mettre en péril la République. Cadoudal se bat pour Louis XVIII, mais ni les princes ni la plupart des nobles émigrés n’ont l’intention de débarquer en Bretagne, surtout après la catastrophe de Quiberon.
En face, le général Hoche veille à ne pas lâcher de terrain. Il contre les insurgés à coups de réquisitions, de confiscations de bétail et de prises d’otages. Il prône aussi une politique d’apaisement et beaucoup de paysans retournent aux travaux des champs. En juin 1796, Cadoudal rend les armes une première fois.
Mais il reprend du service quand une nouvelle flambée de chouannerie émerge au printemps 1798, à cause des mesures antireligieuses du gouvernement. Le général Hoche est mort, mais celui qu’on nomme « Monsieur Georges » va bientôt se heurter à un autre général, Bonaparte.
Bonaparte arrive au pouvoir en 1799 et veut en finir avec la chouannerie. En janvier 1800, l’affrontement du pont du Loc’h à Grand-Champ, dans le Morbihan, met fin à la guérilla, et Cadoudal rend les armes pour la deuxième fois. Mais il ne s’avoue pas vaincu définitivement et ne perd pas espoir de remettre un Bourbon sur le trône de France. Il repart pour l’Angleterre et le comte d’Artois le nomme général en chef de l’armée catholique et royale de Bretagne.
Il revient ensuite dans le Morbihan mais ne parvient pas à lancer une nouvelle chouannerie. Qu’à cela ne tienne, il y a d’autres moyens… « Monsieur Georges » complote alors pour faire assassiner Bonaparte. Mais en mars 1804, c’est l’ultime échec, l’arrestation à Paris, le jugement, et la condamnation à mort. Bonaparte se fait proclamer empereur en mai, et Cadoudal ironise : « Je voulais donner un roi à la France et je lui ai donné un empereur ! ». Le 25 juin 1804, le couperet de la guillotine tranche le cou du plus célèbre des chouans. Georges Cadoudal avait 33 ans.
La chouannerie ne disparait pas totalement pour autant, quelques chefs parvenant à maintenir encore une certaine insécurité, comme Pierre Guillemot, fusillé à son tour en 1805. Napoléon prend alors des mesures pour s’assurer de la soumission des populations. Il crée des villes nouvelles pour y stationner des troupes, qui pourront intervenir rapidement pour imposer l’ordre impérial. Dans le Morbihan, ce sera à Pontivy, qu’on appelle un temps Napoléonville. La Bretagne, sous haute surveillance désormais, va faire l’apprentissage de la docilité.
Privée de toute autonomie en 1789, la Bretagne sort ruinée de la période révolutionnaire. Vue de Paris, la province est un bout du monde arriéré, une terre de chouans rétrogrades où l’idiome bas-breton reste un obstacle au progrès. Les cinq départements bretons abordent le XIX° siècle en position de faiblesse.
La période de la Terreur (1793-1794) est déterminante sur un sujet qui peut paraître annexe mais se révèle fondamental : le changement de langue. A cette époque émerge en effet une volonté de contraindre toute la population à parler le français et d’anéantir « les patois et les idiomes ». Et en Bretagne la langue bretonne risque gros, de même que le gallo, en plus mauvaise posture encore car considéré comme un patois.
Sous l’Ancien Régime, le roi ne s’intéressait guère à la langue de ses sujets, qui pouvaient bien parler ce qu’ils voulaient, tant qu’ils payaient l’impôt et qu’ils fournissaient des soldats pour ses guerres. En 1789, le français demeure ainsi une langue étrangère pour la majorité de la population.
Les principales données disponibles sur ce point sont issues d’une enquête conduite à partir de 1790 par un député de la Constituante, l’abbé Grégoire. S’appuyant sur des correspondants dans diverses régions, il recueille des données auprès de 15 millions de personnes, sur les environ 28 millions d’âmes que compte alors la France. Et voici les résultats qu’il tire de cette étude :
Grégoire affirme aussi que seulement 15 départements, sur les 83 que compte le pays à l’époque, ont pour unique langue le français. Ces chiffres sont bien sûr à prendre avec prudence car les méthodes d’enquête ne sont pas aussi performantes qu’aujourd’hui, mais on peut néanmoins déduire sans grand risque que la majeure partie de la population ne parle pas, ou parle peu, le français. Et de fait, en Bretagne, la quasi-totalité du peuple des campagnes parle breton ou gallo.
La Révolution vient tout bouleverser et la question linguistique devient un enjeu majeur. Les révolutionnaires doivent en effet répandre les idées nouvelles à travers tout le territoire afin que le peuple y adhère. Deux solutions se présentent : soit ils s’adaptent en traduisant dans les différentes langues du pays les textes importants tels que la Constitution et les décrets, soit il faut imposer à la population entière d’apprendre le français.
C’est d’abord la première solution qui est retenue, dès 14 janvier 1790, par l’Assemblé constituante. Il n’y a donc pas, à l’époque, de rejet des langues autres que le français : au contraire, elles sont prises en compte dans le cadre de la propagation des idées. La langue bretonne, pas plus que les autres langues du territoire français, n’est donc pas menacée durant les premières années de la Révolution. Et de fait, la « politique des traductions » fonctionne bien en Basse-Bretagne.
Parmi les textes traduits dès la première année, on trouve ainsi une « Lettre au peuple de Bretagne de la part de ses députés aux États Généraux » (Liser d’ar Bobl a Vreiz aberz o Députet d’ar Stadou Général) et des « Instructions pour la rédaction des cahiers de doléances » (Instruction Evit Stadou ar Rouantelez er Bloaz 1789). D’autres textes viennent ensuite enrichir cette collection, comme, en juin 1793, la « Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen », suivie de l’ « Acte constitutionnel » (Act constitutionnel eraoc pini ema an Declaration eus a Viriou an Den hac ar Citoyen). Les Bretons s’engagent donc pleinement, en leur langue, dans le mouvement révolutionnaire.
C’est alors que survient la Terreur, et la Révolution change de braquet. En avril 1793 le député Bertrand Barère convainc la Convention de mettre en place un Comité de salut public, afin de faire face aux multiples conflits qui émergent, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. S’ensuivent deux années sanglantes, qui voient des dizaines de milliers de personnes être exécutées, souvent sans procès.
Les nouveaux maîtres du pays imposent aussi un changement de cap sur le plan linguistique. Les traductions sont jugées trop coûteuses, et les révolutionnaires, méfiants, craignent des qu’elles soient biaisées et qu’elles véhiculent, au contraire, des idées réactionnaires ! Elles sont donc abandonnées et c’est l’option inverse qui est retenue : il ne s’agit plus désormais de rendre les nouvelles idées accessibles aux peuples dans leurs langues, mais de rendre le français obligatoire et de combattre « les patois et les idiomes », pour reprendre l’expression de l’époque.
Pierre-Vincent Chalvet, professeur d’histoire et bibliothécaire, présente ainsi à la Convention, le 18 avril 1793, un mémoire sur l’enseignement de la langue française :
Une multitude d’idiomes grossiers divisent la France en autant de peuples que de contrées. Il est temps que l’oreille délicate du voyageur ne soit plus choquée de ces intonations diverses qui changent à chaque province, qui rappellent l’Ancien Régime ; qu’elles soient enfouies avec lui dans la nuit de l’oubli, qu’il n’y ait plus en France qu’une même langue comme une même administration.
La nouvelle doxa révolutionnaire en matière linguistique apparait : le français doit être imposé pour devenir la seule langue de l’ensemble du territoire, qui permettra de contrôler la propagation des idées.
Vient ensuite, en janvier 1794, un Rapport du Comité de salut public sur les idiomes, rédigé par le député Barère, membre du Comité de salut public. Il décrit la langue française comme étant porteuse des plus hautes valeurs, tout particulièrement la liberté et l’égalité, et la dote finalement d’une vocation messianique, estimant qu’ « il n’appartient qu’à elle de devenir la langue universelle. »
Le cœur du texte est quant à lui constitué d’un long descriptif des autres langues en usage sur le territoire, et de toutes les tares qui y seraient attachées. Il reproche en particulier au bas-breton de favoriser « le joug imposé par les prêtres et les nobles » et recommande que « ces fanatiques égarés » soient soustraits à « l’empire des prêtres par l’enseignement de la langue française ». L’ennemi est désigné, il s’agit du clergé, et pour le soumettre il faut lui enlever son outil de communication : la langue bretonne,
Et il conclut son catalogue de reproches sur chacune des langues parlées en France par un résumé qui tient en quelques lignes fameuses :
Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton ; l’émigration et la haine de la République parlent allemand ; la contre-révolution parle l’italien, et le fanatisme parle le basque. Cassons ces instruments de dommage et d’erreur.
Là encore la cause est claire : pour servir la Révolution, pour en propager les idées et empêcher toute contestation d’émerger, il faut imposer le français partout au sein de la République.
Contemporain de Bertrand Barère et député comme lui, l’abbé Grégoire est une autre grande figure de la Révolution. On le connait pour ses idées progressistes (il se prononce notamment en faveur de l’abolition de l’esclavage), mais aussi pour un Rapport Sur la nécessité et les moyens d’anéantir le patois, et d’universaliser l’usage de la langue française, présenté à la Convention nationale le 4 juin 1794.
Dès les premiers paragraphes, Grégoire dresse à son tour un éloge de la langue française et vilipende les autres idiomes du territoire. Tout comme Barère, il affirme que ce sont des instruments au service de la réaction. Au pays basque, par exemple, « l’idiome est un obstacle à la propagation des lumières » et, là comme dans d’autres départements, « des scélérats fondaient sur l’ignorance de notre langue, le succès de leurs machinations contre-révolutionnaires ». L’imposition d’une langue commune sur l’ensemble du territoire de la République lui apparaît donc comme un défi qu’il convient de relever.
Enfin, Grégoire rejette d’emblée le passage par une phase de traductions, celles-ci étant jugées trop coûteuses, peu fiables, et de nature à « prolonger l’existence des dialectes que nous voulons proscrire ». Il va donc plus loin que Barère dans son exhortation à l’unité linguistique : il faut non seulement imposer la langue française, mais aussi supprimer tous les autres « idiomes » et « dialectes » en usage sur le territoire.
Les révolutionnaires font alors face à un défi de taille : changer la langue quotidienne de millions de personnes…! Et la solution passe par l’éducation, qui est désignée comme devant être le principal outil pour répandre partout dans le pays la « langue nationale ». Nombre de rapports et de décrets sont ainsi publiés d’année en année, qui bannissent progressivement les langues régionales de l’école.
Certains de ces documents datent d’avant la période de la Terreur, comme le Rapport sur l’instruction publique, élaboré en 1791 par Talleyrand, alors député de l’Assemblée constituante. Il regrette que le français ne soit pas encore connu de l’ensemble de la population et voit déjà l’école comme un moyen de changer cet état de fait :
La langue de la Constitution et des lois y sera enseignée à tous ; et cette foule de dialectes corrompus, derniers restes de la féodalité, sera contrainte de disparaître : la force des choses le commande.
Un an plus tard, en décembre 1792, un Rapport et projet de décret sur l’organisation des écoles primaires, rédigé par le député François-Xavier Lanthenas, est discuté à la Convention nationale. Il prévoit lui aussi que seul le français sera autorisé dans les écoles, et si les autres langues seront un temps tolérées, ce sera uniquement dans le cadre de l’apprentissage du français. A l’exception des langues romanes qui sont perçues comme étant de vulgaire patois qui devront être immédiatement bannis :
On s’empressera de prendre tous les moyens nécessaires pour les faire disparaître le plus tôt possible.
Les positions se durcissent encore quand démarre la seconde Terreur, en 1793. Deux décrets sont pris, le 17 octobre (26 vendémiaire an II), et Le 26 octobre (5 brumaire an II), qui ne font plus aucune place aux langues régionales dans les écoles, même à des fins pédagogiques. Ils se terminent tous deux par la même phrase : « dans toutes les parties de la République française, l’enseignement ne se fait qu’en langue française ».
Un an plus tard, suite au Rapport et projet de loi sur l’organisation des écoles primaires, rédigé par Joseph Lakanal et présenté au Comité de salut public, un nouveau décret est pris le 17 novembre 1794 (27 brumaire an III), légèrement plus souple que les deux précédents :
L’enseignement se fera en langue française. L’idiome du pays ne pourra être employé que comme un moyen auxiliaire.
Les langues régionales sont donc une fois de plus réduites à la portion congrue, étant autorisées seulement pour de simples ajustements techniques, et uniquement en cas de nécessité.
Quel bilan tirer, finalement, de cette intense époque révolutionnaire sur le plan linguistique ?
D’abord, la période de la Terreur est véritablement le point de départ d’une position d’hostilité de l’État vis-à-vis des langues dites vernaculaires. Cette agressivité repose en premier lieu sur l’idée qu’elles sont antirévolutionnaires, et qu’il faut par conséquent les éradiquer et imposer partout le français. Mais au-delà de cette justification, la langue unique a aussi pour finalité de réunir sous le même drapeau les populations des différentes provinces, qui sont souvent étrangères les unes aux autres. Le but final est de créer un sentiment national qui permettra à la République d’affronter ses ennemis en rangs serrés.
Il n’aura ainsi fallu que quelques années pour qu’une véritable doctrine linguistique se mette en place, mettant un terme à la relative indifférence qui caractérisait la position de l’Ancien Régime sur ce sujet.
Mais pour changer la langue d’une population entière, il faut passer par une éducation de masse. Un grand projet éducatif, ancêtre de l’école gratuite et obligatoire, figure bien parmi les ambitions des révolutionnaires, mais il vire à la débâcle et l’instruction recule en fait dans les années qui suivent la Révolution.
Finalement, malgré une série de déclarations tonitruantes contre les langues régionales, la langue bretonne et le gallo disposent donc encore d’un sursis. Mais l’entreprise de conversion de l’ensemble de la population bretonne à un monolinguisme français est bien lancée.