L’ensemble de l’Europe est bouleversé lorsque l’Empire romain d’Occident chute, en l’an 476 de notre ère. Démarre alors, en cette fin de Ve siècle, un mouvement de migration des îles britanniques vers l’Armorique. Cette grande traversée, qui voit des dizaines de milliers de Bretons d’outre-Manche quitter leurs terres pour s’installer dans la péninsule, est la pierre fondatrice de la Bretagne telle que nous la connaissons aujourd’hui
La période où les Bretons traversent la Manche pour venir s’établir en Armorique est en quelque sorte l’acte de fondation de la Bretagne telle que nous la connaissons aujourd’hui. Mais cet épisode demeure mystérieux, perdu dans les brumes de l’histoire : des saints apparaissent, traversent la Manche, terrassent des dragons… Comment démêler le réel de l’imaginaire ? Comment voir plus clair dans cette période du tout début du Moyen Âge, que les Anglais appellent les dark ages, les « temps obscurs ».
Aux IVe et Ve siècles, l’Empire romain craque de toutes parts, sous les coups de boutoir de divers peuples germaniques : les Francs, les Angles, les Saxons, les Burgondes, les Alains, les Wisigoths, les Lombards…
De l’autre côté de la Manche, les Bretons sont soumis aux assauts de différents agresseurs et ne peuvent plus compter sur les Romains pour les défendre. L’Empire s’est en effet progressivement désengagé de l’île et en a retiré ses troupes en 409-410. Les habitants, abandonnés à leur sort, doivent désormais se défendre seuls ou fuir. Ils sont attaqués, notamment par des Scots venus d’Irlande, et par de redoutables Pictes en provenance d’Écosse, qui dévastent leurs côtes. Vers 450, l’un des rois bretons, Vortigern, appelle même les Saxons à la rescousse, mais ceux-ci font finalement volte-face et se retournent contre leurs hôtes.
Le récit de la vie de saint Gildas, qui a vécu au VIe siècle mais dont la biographie a été écrite au XIe, donne le ton. L’auteur décrit ainsi les circonstances qui ont amené nombre de Bretons à quitter leurs terres :
Les quelques malheureux qui avaient survécu dans les montagnes, surpris, furent massacrés en masse. Certains, minés par la faim, allaient tendre leurs mains aux ennemis ; ils étaient destinés à devenir esclaves, à moins qu’ils ne fussent égorgés sur le champ, ce qui était presque pour eux un grand avantage.
L’Armorique semble alors être une opportunité pleine de promesses. D’autant plus que les crises qui l’ont marquée durant les deux derniers siècles de l’empire romain ont sans doute affecté sa démographie. La péninsule n’est certes pas devenue un désert, mais il y a très probablement des terres à prendre, sur un territoire qui n’est plus sous contrôle d’une autorité centrale et est en proie à une certaine anarchie.
Beaucoup, en particulier ceux qui vivent sur les côtes occidentales de ce qui est aujourd’hui la Grande-Bretagne, font donc le choix de partir, de manière collective. Les seules sources sur la manière dont ils traversent la mer sont les nombreuses Vitae, les Vies de saints. Mais ces textes sont rédigés bien plus tard, au Moyen Âge, et ils ne peuvent pas donner de véritables informations sur la navigation de l’époque. En revanche, ces Vies sont remplies de récits merveilleux et miraculeux : traversée de la Manche sur des navires envoyés par Dieu, navigation sur des auges de pierre, prière en pleine mer sur le dos d’une baleine, attaques de monstres, etc.
Certains accostent du côté de la Seine, d’autres vont jusqu’en Espagne, en Galice notamment. Mais le plus grand nombre choisit l’Armorique, où ils investissent d’abord les îles proches du continent : l’île Maudez, qui doit son nom à Maodez, venu d’Irlande ; l’île Lavret occupée par Budoc, puis Guénolé ; l’île Tibidy, où séjourne aussi Guénolé ; les îles de Batz et Ouessant par Pol Aurélien ; mais également l’île de Jersey et l’île aux Moines (celle qui fait partie des sept îles sur la côte nord de la Bretagne)…
La migration s’étale pour l’essentiel sur 200 ou 300 ans à partir de la fin du Ve siècle. Comment évaluer le nombre de candidats au voyage ? Rien ne permet de donner des chiffres définitifs et les estimations vont de 30 000 et 150 000, alors que la Bretagne ne compte elle-même à cette époque que 200 000 à 300 000 habitants.
Un argument vient cependant appuyer l’hypothèse d’une traversée en nombre des Bretons d’outre-Manche : c’est leur nom que l’histoire a retenu pour désigner la péninsule, Britannia. C’est aussi leur langue brittonique qui s’est partout imposée, en dehors des bassins des villes de Rennes et de Nantes, et qui est devenue au fil du temps la langue bretonne encore parlée aujourd’hui.
Mais à quoi ressemble donc le pays où ils débarquent ? Les nouveaux venus ne sont sans doute pas dépaysés en arrivant car les liens entre l’Armorique et l’île de Bretagne sont déjà très étroits. Les liaisons transmanche existent depuis des siècles, voire des millénaires, et il ne faut pas beaucoup plus de 24 heures pour effectuer la traversée.
L’Armorique conserve à cette époque de nombreuses traces de civilisation romaine, mais les deux derniers siècles ont été chaotiques dans la péninsule, qui n’est plus le pays faste et prospère de la pax romana. Si quelques villes demeurent, repliées à l’abri de leurs remparts, la plus grande partie de la population vit dans les campagnes. Les voies romaines sont toujours là, mais nombre de villae, les grandes propriétés rurales, sont en ruines et souvent squattées. Beaucoup ont en fait retrouvé un mode de vie proche de celui des Gaulois d’avant la conquête.
Les historiens n’ont guère de certitudes sur la manière dont les uns et les autres communiquent, mais les contacts sont sans doute facilités par une certaine proximité culturelle et linguistique.
Les élites qui mènent les groupes de migrants sont pétries de la même culture latine que les notables armoricains. Comme eux ils connaissent le latin, car ils ont été christianisés. Quant aux autres, les gens de la campagne, le petit peuple, ils parlent encore probablement le gaulois, c’est à dire une langue celtique, proche du brittonique d’outre-Manche, comme en témoigne l’historien gallo-normand du XIIe siècle Giraud le Cambrien :
Les gens des Cornouailles et d’Armorique parlent une langue semblable à celle des Bretons ; et grâce à leur origine commune et leur forte ressemblance, les Gallois la comprennent en beaucoup de circonstances, et presque complètement.
Mais il est une question sur laquelle les historiens ne sont pas toujours d’accord : ces nouveaux venus s’implantent-ils paisiblement chez leurs « cousins » d’Armorique ? Ou se comportent-ils au contraire en colons agressifs ? Leurs meneurs, qualifiés ensuite de « saints », sont-ils vraiment des religieux porteurs d’un esprit de paix, ou sont-ils aussi de redoutables combattants qui n’hésitent pas à recourir à la violence ?
Nul ne peut, pour le moment, donner de réponse certaine à ces questions car les sources d’information dont nous disposons ne sont pas contemporaines des événements. La plupart des nombreuses Vies de saints qui racontent cette période de l’histoire estiment certes que l’implantation des Bretons en Armorique a été très paisible et s’est déroulée sans heurts, mais ces textes ont été rédigés 300 à 500 ans après les faits, au Moyen Âge, et sont donc sujets à caution.
Une installation pacifique n’est cependant pas impossible : la région est dévastée, et la population, surtout composée de paysans, est clairsemée. La péninsule est probablement 10 à 20 fois moins peuplée qu’elle ne l’est aujourd’hui et il y a donc alors assez de place pour accueillir des migrants sans que les autochtones soient spoliés.
Et puis, ces Bretons sont chrétiens, et donc censés suivre l’idéal non-violent du Christ, contrairement aux Germains « barbares » qui envahissent l’empire romain, des païens réputés guerriers et brutaux...
Le seul auteur à avoir écrit à la période des faits est Grégoire, évêque de Tours (538 - 594), qui a rédigé une Histoire des Francs dans laquelle une large place est faite à la Bretagne. Il accable quant à lui les Bretons de tous les maux et les décrit de manière très rude. Ils seraient sans foi ni loi, prêts à toutes les vilénies et à tous les pillages, s’adonnant à tous les excès et à toutes les débauches. Bref, ces Bretons seraient très éloignés de la religion chrétienne ! Il fait par exemple parler Régalis, l’évêque de Vannes ordonné en 580, qui se plaindrait ainsi des agissements des colons :
Nous sommes opprimés par les Bretons, nous sommes sous le joug d’une dure servitude.
Mais peut-être Grégoire n’est-il pas impartial car c’est un évêque gallo-romain, et il perçoit ces nouveaux venus comme des étrangers menaçant l’ordre établi.
Cela étant, le scénario d’une implantation violente est également attesté par quelques témoignages archéologiques. Des fortifications rurales du Ve siècle sur divers sites indiquent que les habitants ont éprouvé le besoin de se protéger, comme à Callac, Quintin, etc.
Peut-être faut-il considérer que, à partir du moment où l’arrivée des Bretons ne se faisait pas dans le cadre d’une conquête planifiée de manière centralisée, des cas de figure très différents ont pu exister selon les sites et les périodes, qui vont de l’installation la plus pacifique aux affrontements les plus guerriers.
Les Bretons venus d’outre-Manche prennent de toute façon le dessus, et la nouvelle Bretagne est en place à la fin du VIe siècle. Grégoire de Tours est le premier à la considérer comme une entité territoriale et culturelle à part entière.
La péninsule est divisée en deux parties inégales : la plus grande, à l’ouest, qu’on nomme désormais Britannia, correspond aux anciens territoires des Osismes, des Coriosolites, et des Vénètes. Elle est devenue pleinement bretonne, comme en témoignent les innombrables noms de lieu démarrant par des préfixes brittoniques (« Plou », « Gwi », « Lan », « Tre » etc.). Et on y parle breton.
L’autre partie, à l’est, est considérablement plus petite puisqu’elle se limite à une section des comtés de Rennes et de Nantes. Cette zone reste globalement gallo-romaine, comme l’atteste la densité de noms de lieu se terminant par « ac ». Elle est désormais dans l’orbite du royaume des Francs, et on y parle une langue romane.
A l’ouest de la péninsule, dans la zone bretonne, des textes tardifs, du IXe siècle, mentionnent l’existence de trois royaumes qui se partageraient le territoire :
la Domnonée au nord, dont le nom correspond à celui de la région du Devon, au sud-ouest de l’Angleterre ;
la Cornouaille, au sud-ouest de la Bretagne actuelle, qui est le pendant des Cornouailles britanniques, situées tout au bout de la péninsule au sud-ouest de l’Angleterre ;
le Bro Erec, au sud, là où se trouve le pays vannetais que nous connaissons aujourd’hui, et dont le nom vient de Waroch, qui régnait sur ce territoire à la fin du VIe siècle.
Mais nous n’avons pas de documents d’époque permettant d’affirmer qu’il s’agissait là de véritables royaumes, avec à leur tête des dynasties qui auraient duré dans le temps.
Quoi qu’il en soit, une société nouvelle se développe dans cette nouvelle Bretagne, plus proche de la société des Bretons d’outre-manche par la langue et par la culture, que de celle de leurs voisins immédiats, les Gallo-romains des évêchés de Rennes et Nantes, passés sous le contrôle des Francs.
L’arrivée en terre d’Armorique de dizaines de milliers de nouveaux venus oriente le destin de la péninsule pour les siècles, et même les millénaires qui suivent. La Bretagne d’aujourd’hui est à bien des égards l’héritière de celle qu’ils nous ont laissée, puisqu’ils ils lui ont légué leur nom et leur langue.
Mais qui sont donc les leaders qui guident ces groupes de migrants sur les océans, et vont ensuite organiser l’implantation dans leur nouveau pays ? La tradition en a fait des « saints », qu’on compte par centaines et qui sont partout présents dans les noms de lieux bretons. Mais presque tous sont absents du calendrier romain, et on ne connaît parfois que leurs noms, donnés à des chapelles ou à des paroisses à travers les campagnes bretonnes.
Pour en savoir plus sur ces hommes qui ont vécu aux alentours du VIe siècle, nous n’avons que peu de sources, et elles ne sont pas à prendre au pied de la lettre. Il s’agit essentiellement de Vitae, des ouvrages qui racontent de manière plus ou moins développée la vie de 80 de ces « saints », sur 120 à 150 manuscrits.
Le plus ancien est la « Passion de Donatien et Rogatien », sans doute écrite vers le VIe siècle. Les plus récents sont probablement les vitae de Gonéri et de Mériadec, composées vers le milieu du XVe siècle. Celui consacré à la vie de saint Samson a quant à lui été rédigé au tournant des VIIe et VIIIe siècle. Pour le reste, la plupart de ces récits sont datés du IXe au XIIe siècle, soit 300 à 600 ans après les faits. Autant dire que la véracité de ce qui y est raconté n’est pas garantie !
Ces Vitae sont de précieux documents, mais ils nous renseignent plus sur la vie à l’époque où ils ont été rédigés, du IXe au XIe siècle, que sur les épisodes qu’ils relatent et qui sont datés des Ve et VIe siècle. Ces vies de « saints » comportent donc sans doute une part de vérité et une part de légende.
Nombre des hommes qui ont mené la migration sont des civils, sans responsabilité religieuse, mais les plus connus sont généralement qualifiés de « moines » par les auteurs des Vitae. Beaucoup appartiennent à des familles princières et sont donc liés aux dirigeants politiques de l’endroit d’où ils viennent : saint Méen, saint Judicaël, saint Gurthiern, saint Ninnoc, etc., sont tous identifiés comme étant issus de familles royales.
Certains viennent d’Irlande, mais la plupart viennent du Pays de Galles, et en particulier du Glamorgan, la partie la plus romanisée, au sud du pays. Beaucoup sont d’ailleurs formés au monastère de Llanilltud Fawr, situé non loin de Cardiff.
Ce sont nécessairement des hommes de caractère, capables d’entrainer des groupes parfois conséquents à leur suite. Pour n’en citer que quelques-uns, Saint Pol Aurelien aurait été accompagné de 12 personnes de sa parenté, de 12 moines et de quelques esclaves et familiers ; saint Lunaire aurait quant à lui conduit 72 disciples ; saint Malo serait parti avec son maître saint Brendan sur un gros bateau chargé de 95 hommes ; et saint Brieuc aurait embarqué 175 émules. Rares sont ceux qui voyagent seuls, comme saint Gwenaël qui se serait lancé sur un frêle esquif, une simple barque…
A peine arrivés, ces Bretons d’outre-Manche mettent en place leur propre organisation et installent de nouvelles autorités. Le scénario décrit par les textes est souvent le même : les groupes débarquent et cherchent une terre pour s’installer, défricher, s’établir en communauté. Ils sont conduits par des chefs, qui construisent un oratoire, un ermitage, créent une paroisse, et fondent souvent un monastère.
Les histoires qui nous sont parvenues évoquent des moines aventuriers, constamment en mouvement : ils traversent la mer jusqu’en Armorique, terrassent un dragon ou un serpent, accomplissent quelques miracles, bâtissent un oratoire, établissent une colonie, fondent un monastère, repartent et traversent à nouveau la Manche, ou la mer d’Irlande, puis reviennent en petite Bretagne…
Les scènes décrites sont celles du triomphe du christianisme sur un paganisme au visage bestial, comme dans cet extrait de la vie de Saint Pol Aurelien :
Le comte, voyant les miracles que Dieu faisait par les mérites de saint Pol, le supplia de délivrer cette île (de Batz) de l’importunité d’un horrible dragon, couvert de dures écailles, lequel sortait souvent de sa caverne et dévorait hommes, femmes et bestiaux indifféremment. (…) Le saint commanda au dragon de se précipiter dans la mer : ce qu’il fit, et le lieu d’où il se jeta s’appelle encore à présent Toull ar Sarpant, c’est à dire l’abîme du serpent, où la mer fait un croulement et bruit étrange en tout temps, sans aucune cause apparente.
Les ermitages qu’ils fondent sont au départ de simples cabanes, qui se transforment plus tard en édifices de pierre, maintes fois remaniés. Les hommes qui y vivent sont dépeints comme suivant une règle très rude, venue des monastères irlandais. Ils mènent une vie d’ermites, dépouillés de tout, une vie faite de prières, de jeûnes et de mortifications.
Sur le plan religieux, la péninsule est déjà christianisée lorsqu’arrivent les colons, mais la manière dont la religion est pratiquée dans les campagnes est probablement un syncrétisme entre le catholicisme et des pratiques plus anciennes, liées à des croyances et à des cultes pré-chrétiens.
Selon quelques Vitae, les nouveaux venus apportent quant à eux d’autres pratiques encore, des pratiques un peu particulières, qu’on a souvent qualifiées de « christianisme celtique » : ces moines venus d’outre-Manche ne seraient attachés à aucune règle et à aucun monastère, conformément à l’esprit voyageur du monachisme irlandais. Ils iraient ainsi évangéliser de maison en maison, célébrant la messe sur des autels portatifs, parfois accompagnés de femmes. Le cycle liturgique est également différent et les dates de célébration des fêtes (Pâques, etc.) ne coïncident pas avec celles de Rome. La tonsure des moines, enfin, est très spécifique puisqu’ils se rasent uniquement la partie antérieure de la tête.
Cette manière de pratiquer la religion chrétienne ne plaît pas toujours aux autorités de l’Église catholique. Vers 510-520, Melaine, l’évêque gallo-romain de Rennes, et les évêques de Tours et d’Angers, adressent ainsi une lettre à deux prêtres bretons, Catihern et Lovocat, qui ont été dénoncés par le prêtre Speratus :
Nous avons appris que vous ne cessez point de porter alentour, chez vos compatriotes, de cabane en cabane, certaines tables sur lesquelles vous célébrez le divin sacrifice de la messe avec l’assistance de femmes que vous appelez conhospitae, C’en est au point que pendant que vous distribuez l’eucharistie elles tiennent le calice et osent administrer au peuple le sang du christ. C’est là une nouveauté, une superstition inouïe. Nous avons été profondément attristés de voir réapparaître, de notre temps, une secte abominable qui n’avait jamais été introduite dans les Gaules. Les pères ont décidé que les partisans de cette erreur doivent être exclus de la communauté ecclésiastique.
Et en effet, on assiste en 567 à une reprise en mains, quand le concile de Tours rappelle que la nomination des évêques en Armorique est du ressort de l’évêque de Tours.
Parmi les « saints » qui comptent et dont la vie est un peu connue, il en est sept qui sont considérés comme les sept saints fondateurs de la Bretagne. Cinq d’entre eux sont nés au Pays de Galles, ils ont généralement fondé des monastères en petite Bretagne et ont été les premiers évêques de villes portant parfois leur nom : saint Brieuc (Ve siècle) ; saint Pol Aurélien (Ve-VIe siècle) à Saint-Pol de Léon ; saint Tugdual (VIe siècle) à Tréguier, saint Samson (VIe siècle) à Dol ; et saint Malo (VIe siècle). A ceux-là il faut ajouter deux saints supplémentaires nés en Bretagne armoricaine : saint Corentin (fin IVe-Ve siècle), premier évêque de Quimper, et saint Patern (Ve siècle), devenu évêque de Vannes
Ces sept saints ont tellement marqué la Bretagne qu’au Moyen Âge ils ont inspiré un pèlerinage qui s’effectuait lors de quatre grandes fêtes du calendrier chrétien : Pâques, la Pentecôte, Saint-Michel et Noël. Puis il est tombé en désuétude, jusqu’à être remis au goût du jour en 1994 sous le nom de Tro Breiz ("Tour de la Bretagne"). Le pèlerinage a alors pris la forme d’une marche d’une semaine par an, conduisant d’un évêché à l’autre, de telle sorte que la totalité de la boucle joignant ces sept points soit effectuée en sept ans.
Les nombreux migrants qui ont pris pied en Armorique l’ont imprégnée des noms qu’ils ont donnés aux lieux, et qui ont perduré jusqu’à aujourd’hui. On trouve d’ailleurs souvent des toponymes similaires en Bretagne, au Pays de Galles et en Cornouailles britanniques. Par exemple, Lanildut dans le Léon correspond à Llanilltud Fawr non loin de Cardiff ; Landeleau, dans le sud-Finistère, est l’équivalent de Llandelo au sud-ouest du Pays de Galles ; Lannedern, dans le centre-Finistère, rappelle le Llanedeyrn à l’est de Cardiff, etc.
L’important réseau de paroisses qui s’est alors constitué reflète aussi la vaste entreprise de christianisation orchestrée par ces « moines-saints ». La population se développera désormais, et pour des siècles, autour d’une église et d’un cimetière, qui deviennent le centre de la communauté de base. La toponymie actuelle de la Bretagne est le reflet de cette organisation du territoire, et d’une véritable « fabrique de saints », mise en place il y a quinze siècles.
Les plou, plo, pleu et ploe qui viennent en amorce de tant de noms de villes et de villages viennent de ploue, un mot de la même racine que le latin plebs (peuple), désignant la paroisse. Ils sont suivis du nom du fondateur (en général un « saint »), d’un élément caractéristique du lieu ou d’un adjectif :
Les noms démarrant par gwik renvoient au latin vicus, qui signifie le centre de la paroisse, qu’on nommera plus tard « le bourg » :
La distinction est demeurée en breton entre la paroisse et son bourg dans certains noms. Par exemple Ploudalmézeau se dit Gwitalmeze en breton.
Les noms en Lan désignent au départ une terre en friche (lann) où s’établit le « saint », qui y installe église et ermitage, destinés souvent à devenir des paroisses. On compte 260 noms commençant par Lan en Léon (grosso modo le nord-Finistère) et 207 en Cornouaille (le sud-Finistère) :
Lanrivoaré : l’ermitage de Rivoare
Certains prennent de l’importance et deviennent des monastères :
Enfin le préfixe tre désigne la trève (trev), c’est-à-dire une subdivision de paroisse, éloignée du centre, un hameau à l’écart du bourg :
Les chefs, religieux et civils, qui ont mené les Bretons d’outre-Manche jusqu’en Armorique à partir de la fin du Ve siècle de notre ère, étaient de grands voyageurs. Ils allaient et venaient de part et d’autre de la mer de Bretagne (que d’autres appellent la Manche…) et de la mer d’Irlande. Ces mers étaient alors des voies de circulation majeures plus qu’elles n’étaient des obstacles. Et les exemples sont très nombreux, de ces « moines-saints » à la mode de Bretagne, qui ont donné leur nom à des hameaux et des villages, tant au Pays de Galles qu’en Cornouailles britanniques ou en petite Bretagne.
Nous avons choisi de nous arrêter sur l’un d’entre eux, Téliau, ou Telo, dont on retrouve le nom à Llandeilo, au sud-ouest du Pays de Galles, et à Landeleau au centre du Finistère. La vie voyageuse de ce saint né à la fin du Ve siècle nous est connue par la Vita sancti Teliavi, rédigée au Pays de Galles durant la première moitié du XIIe siècle. C’est-à-dire 650 ans après les faits. Autant dire que cette histoire est largement romancée, qu’elle n’est pas à prendre à la lettre, et qu’il faut partout mettre des conditionnels. Mais les amateurs de récits fantastiques et poétiques seront séduits par un imaginaire empreint de merveilleux…
Comme beaucoup de saints bretons, Telo serait né dans une famille noble du Dyfed, au sud-ouest du pays de Galles. Il serait le fils d’Ensic et de Guenhaf et aurait pour sœur Anauved.
Il se serait lié dans sa jeunesse à ceux qui deviendront saint David et saint Patern, deux autres saints celtiques éminents. Tous trois auraient alors entrepris ensemble un pèlerinage à Jérusalem, où ils auraient été nommés évêques. Chacun y aurait par ailleurs reçu un cadeau précieux : à saint Patern il aurait été donné un bâton et une cape de chanteur, à David un magnifique autel, et à Telo… une cloche miraculeuse qui, en plus de sonner toutes les heures sans intervention humaine, guérissait les malades !
Revenu chez lui, Telo devient évêque de Llandaff, l’un des évêchés importants du Pays de Galles, situé dans ce qui est aujourd’hui la banlieue de Cardiff. Mais il doit de nouveau partir en raison d’une épidémie de peste jaune. Gerent, le roi de Cornouailles, l’accueille un temps, et fait de lui son confesseur. Puis notre saint reprend la route, pou plutôt la mer.
Il met cette fois le cap sur l’Armorique, où il est reçu par saint Samson, l’évêque de Dol. Là il retrouve aussi son beau-frère Budic, le roi de la Cornouaille armoricaine, qui avait épousé sa sœur Anauved lors de son exil dans le Dyfed.
Puisqu’il n’est de saint sans miracles, Telo ne manque pas de se faire remarquer par ses capacités surnaturelles ! Il est par exemple décrit faisant jaillir une fontaine aux pouvoirs miraculeux. Puis il plante un immense verger pour les pauvres près du Mont Dol. Il délivre aussi le pays d’une terrible vipère, à la demande de son beau-frère.
A la mort de saint Samson, Budic le prie de prendre la charge d’évêque de Dol. Un cheval est alors envoyé du ciel à Telo, qui l’offre à Budic en demandant à Dieu que les Bretons deviennent les meilleurs cavaliers du monde. Et en effet, la cavalerie bretonne se montrera par la suite d’une efficacité redoutable contre les armées franques !
Mais le temps passe, voilà sept ans et sept mois que Telo est en Armorique. De l’autre côté de la mer, la peste a enfin cessé de sévir et l’évêque se sent de nouveau le pied voyageur. Ayant appris par un ange que son ancien protecteur, le roi Gerent, est mourant, il décide de se rendre en Cornouailles pour l’accompagner dans ses dernières heures, conformément à la promesse faite lors de son premier séjour. Il demande à ses ouailles de préparer un sarcophage de pierre pour y mettre son vieil ami, mais le cercueil est trop lourd pour le bateau. Pourtant, quand ils approchent de la côte de la grande Bretagne, ils constatent que le sarcophage navigue près d’eux sur la mer… Telo retrouve le roi à temps pour lui prodiguer les derniers sacrements, après quoi il peut rendre l’âme.
Le saint repart alors vers son évêché d’origine à Llandaff et fonde le monastère de Llandeilo-Fawr. Il règne ensuite jusqu’à la fin de sa vie sur l’ensemble des évêques du sud de la Grande-Bretagne actuelle.
L’histoire dit aussi que la nuit de sa mort, les trois principales églises sous son autorité se sont disputé ses reliques. La discussion n’aboutissant pas, les clercs ont passé la nuit en prière, espérant que la solution jaillirait. Et le lendemain matin, trois corps identiques gisaient dans la chambre mortuaire…
Le nom du saint revêt plusieurs formes, selon le pays. La plus répandue au Pays de Galles est Teliau ou Teilo. En Armorique, c’est plutôt Telo ou Théleau. Il est fêté le 9 février des deux côtés de la Manche.
Par ailleurs, son nom étant le plus souvent précédé de sa qualité de saint (ou sant en breton) le T initial peut parfois disparaître. Saint Telo peut alors se confondre avec saint Éloi, par exemple.
Même si sainteté n’est pas reconnue par Rome et bien qu’il soit presque absent des livres liturgiques, Théleau a suffisamment marqué les deux Bretagnes pour que l’on trouve au Pays de Galles 25 noms de lieux basés sur son nom précédé du préfixe « Lan » : Lan-Teliau, qui deviendra Llan-deilo. Telo est également très présent dans les noms de lieux en Bretagne : les paroisses de Landeleau, Saint-Thélo, Plédéliac, et sans doute Montertelot ; les villages de Landeleau en Dinéault et Landélo en Plerneuf ; les chapelles Saint Théleau à Plogonnec, Saint-Elliau (aujourd’hui détruite) à Bubry, et Saint-Eloi à Louargat ; le lieu-dit Feunteun-Sant-Hélo à Lanvéoc ; et des champs comme Park-Sant-Elo au Cloître-Pleyben, Prat-Sant-Heleo à Nizon, Santello à Plestin-les-Grèves, Liors-Santelo à Pommerit-le-Vicomte, etc.
A noter aussi qu’à Landeleau son culte est resté très vivant. On trouve dans l’église un sarcophage appelé gwele sant Telo en breton, c’est-à-dire le « lit de saint Telo ». Chaque année se déroule par ailleurs une troménie, qui se tient pendant le pardon de la paroisse le lundi de la Pentecôte. On y fait le Tro ar relegou, le « tour des reliques », qui comprend quatre stations, dont un arrêt à l’arbre de saint Télo.
Cela sans oublier, toujours dans la commune de Landeleau… un dolmen appelé Ti Sant Telo, la « maison de saint Télo » !
Bernard TANGUY, Grand Dictionnaire des Saints et Saintes de Bretagne, Skol-Vreizh, 2024.
Bernard Merdrignac, « Présence et représentations de la Domnonée et de la Cornouaille de part et d’autre de la Manche - D’après les Vies de saints et les listes généalogiques médiévales », dans Annales de Bretagne et des pays de l’ouest, n° 117-4, 2010