Mais oui, la Bretagne a été un royaume ! Elle a d’abord connu, depuis le IVe siècle, des figures plus ou moins historiques qui se proclamaient « rois ». Mais elle a aussi été aux IXe-Xe siècles, un royaume indépendant des Carolingiens, qui a compté trois rois officiels. Ce royaume n’aura duré qu’un demi-siècle, mais il aura véritablement fait naître la Bretagne.
La Bretagne a connu officiellement 3 rois, Erispoë, Salomon et Alain Ier le Grand, qui ont été reconnus par les Francs et ont régné sur l’ensemble de la péninsule entre 851 et 907. Mais que s’est-il passé dans la période qui précède, c’est-à-dire entre l’arrivée des Bretons en Armorique, à partir de la fin du Ve siècle, et l’avènement de ces rois au milieu du IXe siècle ? Cette période reste, il faut bien le dire, un peu brumeuse… Mais on sait qu’elle était caractérisée par des affrontements récurrents entre Bretons et Francs !
Faute de documents fiables, l’histoire de la Bretagne en ce début de Moyen Âge est très mal connue, et ce qu’on en sait oscille largement entre légende et réalité.
Tout d’abord, les textes locaux datant de cette époque sont rares et ils sont généralement de parti pris. Ainsi Grégoire de Tours, qui a vécu au VIe siècle, était évêque et ne voyait pas d’un bon œil les chefs bretons qui arrivaient d’outre-Manche. Les Annales franques, quant à elles, sont en général hostiles puisqu’elles se placent du côté des Francs, les ennemis des Bretons. Parmi eux on trouve notamment Ermold Le Noir, un clerc du IXe siècle originaire d’Aquitaine et courtisan de la famille impériale, qui glorifie l’empereur Louis le Pieux dans un long poème en vers latins. Et le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est pas très positif à l’égard des Bretons !
Ensuite, les textes les plus nombreux, écrits essentiellement entre les IXe et XIIe siècles, sont des Vitae, les « Vies » des « saints » venus de la grande Bretagne à partir du VIe siècle. Mais ils sont généralement rédigés plusieurs centaines d’années après les faits, et ils comportent autant de légendes que de faits historiques.
Un peu plus tard, dans les années 1130, le chroniqueur gallois Geoffroy de Monmouth écrit une Histoire des rois de Bretagne qui, elle aussi, relève plus d’un ensemble de récits merveilleux que de textes réellement historiques. On y trouve en particulier les bases de ce qui deviendra la « matière de Bretagne », c’est-à-dire l’histoire des chevaliers de la Table ronde, reprise et développée par de nombreux auteurs.
Plus tard encore, d’autres chroniqueurs et historiens écrivent à leur tour sur l’histoire de la Bretagne, tels Pierre Le Baud (fin du XVe siècle) et Alain Bouchart (début du XVIe siècle). Sans oublier Bertrand d’Argentré et la fameuse première édition de son Histoire de Bretagne, en 1582, qui sera aussitôt censurée par peur de voir le pouvoir royal contesté en Bretagne, 50 ans après l’édit d’union.
Au haut Moyen Âge, le terme de « roi » pouvait être utilisé dans des situations variables, et il ne désignait pas nécessairement des souverains régnant sur de vastes royaumes. En petite Bretagne, ceux que les chroniqueurs qualifient de rois à cette époque sont des chefs disposant d’une autorité plus au moins forte sur un territoire plus ou moins important. Ainsi, du VIe au IXe siècle, des rois sont signalés de manière régulière dans les textes, mais ils sont à la tête de « royaumes » de taille très réduite.
La Bretagne armoricaine est alors déjà une entité qu’on nomme « Britannia », mais cette communauté de population ne correspond à aucun État centralisé autour d’un souverain unique.Des textes tardifs, du IXe siècle, mentionnent l’existence de trois royaumes qui se partageraient le territoire :
La Domnonée s’étend sur toute la partie nord, du pays de Léon au pays rennais. Elle aurait été fondée par le peuple des Domnonii, dont on retrouve le nom dans le Devon, un comté situé au sud-ouest de l’Angleterre.
La Cornouaille, au sud-ouest, aurait quant à elle été établie par les Cornovii venus de Bretagne insulaire, où l’on trouve aussi la Cornouailles britannique, située tout au bout de la péninsule au sud-ouest de l’Angleterre ;
le Broérec, ou Bro-Waroch, au sud de la Bretagne armoricaine, occupe une zone correspondant peu ou prou au pays vannetais actuel. Son nom vient de celui du chef Waroch.
Les Vitae, chroniques et autres annales regorgent de noms d’hommes dont on ne sait qui ils étaient précisément. Ces personnages ont pour nom Audren, Budic, Judwal, Judaël, Haëloc, Judoc, Winoc, etc. On trouve aussi de multiples Salomon, Hoël, Alain… Étaient-ils de simples chefs de guerre ou de véritables souverains ?
Grégoire de Tours mentionne par exemple Conomor, qui est également omniprésent dans les Vies de saints, mais avec des titres différents : usurpateur de la Domnonée selon la Vie de saint Samson, roi de la Cornouailles britannique et de la Cornouaille armoricaine selon la Vie de saint Pol Aurélien, et… préfet du roi des Francs dans la Vie de saint Tugdual !
Geoffroy de Monmouth n’est pas en reste quand il imagine le personnage fictif de Conan Meriadec. Il écrit en effet qu’en l’an 383, le général romain Maxime, accompagné de Conan, serait venu de Bretagne insulaire en Armorique à la tête d’une armée de Bretons. Là ils auraient massacré les Francs, et Maxime aurait donné la région à son compagnon, qu’il aurait nommé roi. Les descendants de Conan auraient ensuite régné jusqu’à la fin du VIIe siècle. Mais toute l’histoire est en fait légendaire.
Poursuivons encore l’exploration généalogique… Le même Conan Meriadec aurait eu pour fils Gradlon, présenté comme étant roi de Cornouaille armoricaine et contemporain de saint Guénolé, le fondateur de l’abbaye de Landévennec. Gradlon, tout aussi légendaire que Conan, serait le père de la fameuse Dahud qui, à force de débauche, aurait provoqué la submersion de la ville d’Ys, au large de l’actuelle Douarnenez…
Il existe malgré tout quelques rois dont l’existence est attestée de manière assez crédible, à défaut d’absolues certitudes.
Au sud de la Bretagne armoricaine, Waroch (mort en 594) est parfois décoré du titre de roi par certains historiens. Il nous est connu par les textes de l’Histoire des Francs de Grégoire de Tours et par des annales franques. Grégoire indique qu’il était en lutte permanente contre Chilperic, le roi des Francs de l’époque. Véritable stratège, Waroch prend possession de Vannes en 579. On donne son nom à cette partie sud de la Bretagne, qui devient Broérec. Puis il dévaste le territoire franc jusqu’à Rennes et se dirige vers Nantes.
Au nord de la péninsule, c’est un certain Judicaël (né vers 590 – mort vers 650), qui émerge à la tête du royaume qui sera ultérieurement appelé Domnonée. Il est même qualifié de rex Britannorum (roi des Bretons) par le chroniqueur Frédégaire. On ne sait pas grand-chose de lui, sinon ce que des textes tardifs nous rapportent de ses guerres contre les Francs. Selon une de ces chroniques, il se serait rendu à la cour du roi Dagobert et aurait établit des relations pacifiées avec lui.
Il faudra attendre encore deux siècles pour que la Bretagne soit unifiée autour d’un seul et même souverain, qui pourra cette fois revendiquer le titre de roi de tous les Bretons.
A leur arrivée en Armorique, les Bretons sont donc rapidement confrontés aux Francs, qui se sont étendus jusqu’à l’ouest de la Gaule en quelques décennies. Si la cohabitation semble pacifique dans un premier temps, durant les règnes de Clovis et de son fils Childebert Ier, les choses dégénèrent à partir de la mort de ce dernier en 558.
La situation paraît se calmer à nouveau après la rencontre entre Judicaël et Dagobert vers 635, et il semble qu’une période de paix entre Francs et Bretons s’installe ensuite pendant un bon siècle.
Puis c’est le premier roi carolingien, Pépin le Bref, qui relance les hostilités avec la prise de Vannes en 752. Il crée alors la marche de Bretagne, avec pour points d’appui Vannes, Nantes et Rennes, afin de surveiller, et éventuellement d’attaquer, les turbulents Bretons. Ceux-ci ne se laissent pas faire et se battent sans relâche pour conserver leur indépendance, alternant les périodes d’allégeance et de rébellion.
A la mort de Pépin en 768, son fils Charlemagne monte sur le trône. Il veut à son tour soumettre définitivement les Bretons et les campagnes se succèdent. Celle de 799 se termine par une franche victoire des Francs. Charlemagne croit alors avoir mis au pas ses récalcitrants adversaires. Mais la soumission est de courte durée et de nouvelles expéditions sont menées en 811. Puis l’empereur décède à son tour en 814 et est remplacé par son fils Louis le Pieux, aussi appelé Louis le Débonnaire. Les opérations contre les Bretons reprennent de plus belle…
C‘est alors qu’apparaît un nouveau personnage, Murman, ou Morvan, qui aurait réuni sous sa bannière tous les chefs bretons et se serait auto-proclamé « roi des Bretons » selon le chroniqueur Ermold le Noir. La guerre est relancée par Louis le Pieux, qui monte une expédition en Bretagne en 818. Morvan aurait ainsi répondu à l’émissaire envoyé par l’empereur :
Va promptement trouver ton maître, et répète mes paroles. Je n’habite point sa terre. Qu’il règne sur les Francs et Morvan sur les Bretons. Si les Francs nous font la guerre, nous la leur rendrons. Nous avons des bras, nous saurons nous en servir : s’ils ont des boucliers blancs, nous en avons des noirs.
Ces fanfaronnades ne pèsent pas lourd face à la cavalerie franque, que Louis le Pieux mène en personne. Morvan est cependant décrit comme un combattant acharné :
Il se lance bien vite sur les ennemis d’en face : Il frappe les dos, il perce de son fer les larges poitrails, Tantôt ici, tant là, il se déchaîne de ses armes préparées à l’avance.
Mais rien n’y fait, Morvan trouve la mort dans la bataille. Et toujours les Francs répandent la mort et la désolation, selon les propres termes d’Ernmold le Noir :
On traverse champs, forêts et marécages au sol mou. On enlève la population, on détruit les troupeaux. Les malheureux Bretons sont emmenés captifs ou périssent par les armes.
Morvan ne reste pas sans successeur : Wiomarc'h, ou Guyomarc’h, reprend le flambeau en 822 et mène le combat contre Louis le Pieux jusqu’en 826, date à laquelle il est à son tour tué, et les Bretons vaincus.
Au total, de 753 à 825, les Francs auront mené pas moins de huit campagnes militaires pour venir à bout des Bretons. Ceux-ci sont certes insoumis et résistants mais ils ne semblent pas capables de s’unir pour faire front commun contre l’ennemi. Et à chaque expédition, le pays est ravagé.
A partir des années 830, l’empereur Louis, aux prises avec des difficultés internes, change de tactique. Finies les expéditions militaires à répétition. Pour se faire obéir des Bretons, il va leur envoyer… un Breton, Nominoë.
Celui que certains auteurs du XIXe siècle ont qualifié de « libérateur » ou de « Père de la patrie » démarre donc sa carrière en se mettant au service des Francs. D’abord nommé comte de Vannes par Louis le Pieux, il devient en 831 son missus imperatoris (« envoyé de l’empereur ») en Bretagne. Cette mission de représentation de l’autorité suprême fait de lui un homme considérable, détenant des pouvoirs très importants. Son rôle est de contrôler l’administration, la justice et les affaires religieuses. Les textes le disent « gouvernant », « régnant », « maître », « dominant », ou encore « duc en Bretagne »
Louis le Pieux, envers qui Nominoë avait fait preuve d’une fidélité sans faille, meurt en 840. L’empire est partagé entre ses trois fils, dont Charles Le Chauve, qui obtient la Francie occidentale. Nominoë renouvelle d’abord son serment au nouveau roi, mais il trouve un prétexte pour se rebeller contre lui dès 843. Désormais, il ne se soumettra plus aux Francs et s’attachera au contraire à libérer la Bretagne de leur domination.
Son fait d’armes le plus connu est la bataille de Ballon en 845. Il y bat les troupes du roi Charles, qui s’était imprudemment aventuré dans la péninsule. Certains historiens du XIXe siècle ont fait de cet affrontement un événement fondateur, mais c’est en réalité la bataille de Jengland, que son fils Erispoë mènera quelques années plus tard, en 851, qui sera déterminante pour la création d’une royaume de Bretagne à part entière.
Nominoë ne portera jamais le titre de roi. Mais il n’empêche, il aura été le premier à s’opposer victorieusement aux Francs, quatre siècles après l’arrivée des premiers Bretons en Armorique, et à gouverner sur la majeure partie de la péninsule, en dehors des zones de Nantes et Rennes et du pays de Rais. Cela lui vaut d’être érigé en figure mythique de l’histoire de Bretagne.
Le royaume de Bretagne est un royaume éphémère, puisqu’il ne dure qu’une cinquantaine d’années, de 851 à 907. Durant ce demi-siècle, seuls 3 rois sont officiellement reconnus comme tels par les Francs :
Erispoë, qui règne de 851 à 857 ;
Salomon, de 857 à 874 ;
Alain 1er le Grand, sans doute de 890 à 907
Ces souverains successifs gagnent de nouvelles terres et étendent leur autorité au fil des décennies. L’expansion maximale est atteinte en 867, sous Salomon.
Cette période est également celle où la langue bretonne connaît sa plus grande diffusion. Elle est alors parlée dans la majeure partie de la Bretagne, à l’ouest d’une ligne qui part du Mont-Saint-Michel, contourne Rennes par l’ouest et va jusqu’à Donges, à l’embouchure de la Loire ! Elle est parlée par les élites, notamment par les ducs, au moins jusqu’au XIIe siècle.
Mais toute cette époque est également marquée par les assauts répétés des Vikings, qui contribuent largement à affaiblir le royaume. Ces hommes du nord, que les chroniqueurs appellent aussi Normands, ou Danois, s’intéressent d’abord au sud de la Bretagne. On signale leurs incursions autour de l’estuaire de la Loire dès le tout début du IXe siècle. Puis en 843, ils remontent le fleuve jusqu’à Nantes, pillent la ville et tuent l’évêque. Les uns après les autres, les souverains bretons devront les combattre pour sauver le royaume.
A la mort de Nominoë en 851, c’est son fils Erispoë, déjà chef de guerre, qui reprend le flambeau et poursuit la lutte contre les Francs. Il fera de la Bretagne un royaume et en sera le premier véritable roi.
Dès le 22 août 851, les cavaliers bretons affrontent les archers saxons et la cavalerie franque de Charles le Chauve au cours d’une bataille décisive à Jengland, aux confins de l’Ille-et-Vilaine et de la Loire-Atlantique actuelles. L’affrontement est très violent, mais les Bretons prennent le dessus grâce à une tactique de combat qui déboussole les soldats francs. Le roi Charles le Chauve, pris de panique, s’enfuit dans la nuit vers Le Mans, à l’insu de son armée. Il laisse même sur le terrain une partie des insignes de sa royauté. Le matin du troisième jour de combat, c’est la débandade : on ne compte pas les victimes dans la haute aristocratie franque. La victoire d’Erispoë est incontestable.
Vaincu une fois de plus, Charles doit passer un accord avec Erispoë. Les Annales de Saint-Bertin, contemporaines des faits, relatent ainsi cet épisode :
Erispoë, fils de Nominoë, venant à Charles dans la cité d’Angers, se commanda à lui et reçut en don aussi bien les symboles de la royauté que la confirmation des pouvoirs qu’avait exercés son père, avec en sus les pays de Rennes, de Nantes et de Retz.
Erispoë est donc désormais « prince de la Bretagne et jusqu’au fleuve de Mayenne » et la Bretagne accède officiellement au statut de « royaume subordonné ».
Cet accord entre Charles le Chauve et Erispoë, en 851, est véritablement l’acte de naissance de la Bretagne historique. Les frontières ainsi établies seront peu ou prou celles qui perdureront jusqu’en 1941, date à laquelle le maréchal Pétain créera une préfecture de Bretagne amputée du département de la Loire-Inférieure.
(Mais Erispoë ne reste pas longtemps sur le trône : il règne seulement six ans et meurt de manière prématurée, victime de l’ambition de son cousin Salomon. Celui-ci prend en effet la tête d’une rébellion qui se termine par l’assassinat du roi sur l’autel de l’église de Talensac ! L’histoire est ainsi racontée dans les Annales de Saint-Bertin :
L’an 857, Erispoë fut tué par Salomon et Alcmar, Bretons comme lui, avec lesquels il était en désaccord. Ils l’attaquèrent lâchement et, usant de ruse, ils le tuèrent sur l’autel tandis qu’il invoquait la protection de Dieu. Salomon, saisissant la couronne, objet de son ambition criminelle, la plaça sur sa tête.
Salomon succède alors à son cousin et poursuit les conquêtes de ses prédécesseurs afin d’étendre le territoire sous sa domination. Par un accord passé à Entrammes en 863, il obtient « le pays d’entre deux eaux », entre Sarthe et Mayenne, sans même avoir à combattre, en échange seulement d’un tribut. Puis, en 867, un nouvel accord, à Compiègne cette fois, lui confère le comté du Cotentin, qui comprend alors les îles de Jersey et Guernesey. Il récupère enfin également le comté d’Avranches.
Salomon est alors dispensé de payer le tribut dû au roi de France, qui le reconnaît même officiellement « roi des Bretons » en 868. Sa seule obligation sera de rester fidèle « au roi Charles et à son fils », et de lutter avec lui contre les Scandinaves.
Le règne de Salomon est donc celui de l’expansion maximale du territoire contrôlé par les souverains bretons. C’est aussi un siècle de relative prospérité économique, et de grande vigueur de la langue bretonne.
Puis Salomon est à son tour victime d’un « coup d’État » fomenté par deux de ses proches : Pascweten, son propre gendre et conseiller, également comte de Vannes, et Gurwant, comte de Rennes et gendre d’Erispoë. Tous deux assassinent leur souverain en 874 dans un monastère où il s’était réfugié.
Mais l’affaire ne tourne pas à l’avantage des deux meurtriers, puisqu’ils ne tardent pas à s’entredéchirer pour le contrôle des territoires et pour le trône ! Le conflit débouche sur une guerre civile qui durera 16 ans, jusqu’en 890. Les deux ambitieux finissent par mourir, mais… la guerre de succession se poursuit entre Judicaël, le fils de Gurwant, et Alain, le frère de Pascweten ! Finalement, Judicaël est tué lors d’un combat et Alain reste seul en scène. Il prend la couronne de roi de Bretagne en 890, et devient Alain Ier le Grand.
La Bretagne sort très affaiblie de cette période de combats, durant laquelle elle a dû affronter aussi les épidémies et les disettes. Elle est surtout victime des pillages des Vikings, qui ont profité de cette situation de guerre civile pour installer de véritables bases permanentes sur les côtes et dans les îles bretonnes.
On ne sait que peu de chose sur Alain le Grand, ou Alan Meur en breton, le dernier roi de Bretagne.
Son titre est reconnu en 898 par le nouveau roi de Francie occidentale, Charles le Simple. Les quelques 17 années de son règne se caractérisent par la poursuite de la lutte contre les invasions des Vikings. Il parvient en particulier à les battre en 890 à Questembert, ou en Mayenne, selon les sources. Mais il est bien difficile de maintenir la paix car il faut sans cesse contenir ces guerriers nordiques toujours à la recherche de biens à piller.
Lorsqu’Alain meurt en 907, il a une fille, qui épouse Mathuedoï, comte de Poher, mais c’est un certain Gourmaelon qui prend alors le pouvoir. La péninsule est en réalité livrée à elle-même, sans autorité centrale pour la diriger dans la tourmente. Les troubles occasionnés par cette absence de réelle succession laissent encore le champ libre aux Vikings. A l’aube du Xe siècle, la Bretagne est donc de nouveau en proie au chaos. Les luttes pour le pouvoir et les raids des vikings auront raison du royaume, qui ne survivra pas à Alain Ier.
Les Vikings sont des habitués des côtes bretonnes depuis le début du IXe siècle. Après avoir dévasté Nantes en 843, ils effectuent des raids plus à l’ouest. En 854, c’est l’abbaye de Redon qui est attaquée. Elle parvient à échapper au pillage, probablement en payant un tribut aux envahisseurs. En 862, Charles Le Chauve les envoie en Bretagne pour s’en débarrasser et les saccages s’intensifient. Partout ils commencent par des raids ponctuels, puis ils s’installent durablement ici et là. En 911, ils obtiennent de Charles le Simple le territoire de la Normandie actuelle. Désormais établis aux portes de la péninsule armoricaine, ils peuvent porter plus loin leurs attaques.
Et en 913, six ans après la mort du roi Alain le Grand, c’est le choc : les Vikings pillent et détruisent l’abbaye de Landévennec, un monastère prospère, qui est aussi un centre culturel important où l’on écrit et copie une quantité de livres manuscrits remarquables. Les moines s’enfuient. Ils vont jusqu’en Flandre, à Montreuil, où ils amènent la dépouille de saint Guénolé.
Ailleurs aussi, les monastères se vident et beaucoup de moines partent, en général pour la Francie, avec les reliques de leurs saints et leurs précieux manuscrits. Même les seigneurs laïcs choisissent l’exode, généralement vers l’Angleterre. C’est le cas de la fille et du gendre d’Alain le Grand, parents du futur duc Alain II Barbetorte, qui partent se réfugier auprès du roi Athelstan.
Ces incursions des Vikings auront d’autres conséquences déterminantes à plus ou moins long terme. Les nobles et les moines ont quitté la Bretagne pour la Francie ou pour l’Angleterre, et beaucoup abandonnent bientôt leur langue pour adopter celle de leurs terres d’accueil. La langue bretonne, jusque-là dynamique, amorce un recul millénaire.
Les Bretons des classes populaires sont quant à eux abandonnés à leur sort face aux redoutables hommes du Nord, comme le décrivent les Annales de Flodoard en 919 :
Les Normands ravagent, écrasent et ruinent toute la Bretagne située à l’extrémité de la Gaule, celle qui est en bordure de mer, les Bretons étant enlevés, vendus et autrement chassés en masse.
Mais l’histoire connait encore un rebondissement de taille. Alain II, le petit-fils d’Alain Ier le Grand, qui s’était exilé en Angleterre, débarque en 936 pour reprendre ses terres armoricaines. Il remporte plusieurs victoires sur les Normands et les chasse de la région. La Bretagne sort de l’épreuve épuisée, ruinée, mais débarrassée des envahisseurs nordiques et regroupée autour d’un souverain. Alain, dit Barbetorte, devra cependant se contenter du titre de duc, car celui de roi est désormais perdu.
Comme pour les autres facettes de l’histoire, les sources permettant de décrire la vie durant cette période charnière sont peu nombreuses et peu fiables. Elles sont souvent tardives et, même quand elles sont contemporaines des faits, on doit les utiliser avec précaution, en prenant en compte le contexte. En l’occurrence, elles sont généralement écrites par les ennemis francs, et sont donc souvent orientées.
A l’époque les Bretons sont largement indépendants, et les Francs veulent les soumettre. Leurs chroniqueurs ont donc tout intérêt à les décrire comme des brutes sauvages, perfides et sans morale. L’un d’entre eux, Ermold le Noir, accompagne ainsi l’empereur Louis le Pieux dans son expédition en Bretagne en 824. Puis il écrit, entre 826 et 828, un long poème de plusieurs milliers de vers en latin. Mais comme il est au service de l’empereur, le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est pas franchement impartial. On le voit en effet glorifier son maître et, à l’inverse, dénigrer âprement les Bretons :
Cette nation-là s’est montrée jusqu’à maintenant
Menteuse, orgueilleuse et rebelle, dépourvue de bonté.
Perfide, elle garde seulement le nom de chrétien
Car sont bien loin et les œuvres et le culte de la foi.
Le souci des orphelins, de la veuve et des églises
Nulle part en demeure : même le frère et la sœur couchent ensemble.
Le frère prend l’épouse de son frère et tous
Vivent dans l’inceste et accomplissent des choses abominables.
Ils habitent dans les halliers, installent leurs lits dans des bauges,
Et ils se plaisent à vivre de rapines à la manière des bêtes sauvages.
La vertu de justice ne se ménage aucune cour,
La règle droite du jugement s’enfuit d’ici chaussée au loin.
Quelques décennies plus tard, en 866, les évêques réunis au concile de Soissons ne sont pas plus tendres. Ils écrivent en effet au pape et affirment à propos des Bretons que
« chez eux, point de culte religieux, la loi morale est sans force. Barbares gonflés d’une férocité extrême, ils méprisent tous les préceptes sacrés, toutes les prescriptions des Saints-Pères. En toutes choses, ils ne suivent que leur caprice, leur folie, leur méchanceté. Ils ne sont chrétiens que de nom. »
C’est le début d’une longue série de clichés sur les Bretons qui, pendant des siècles et jusqu’à récemment, souffriront d’une image déplorable : primitifs, alcooliques, dépravés, abrutis…
Les Bretons du IXe siècle semblent encore culturellement proches de leurs cousins d’outre-Manche, Gallois et Cornouaillais, même si l’émigration depuis les îles britanniques vers l’Armorique remonte à plusieurs siècles. Les élites de cette période parlent toujours essentiellement le breton, et un peu le latin.
Quelques documents montrent que l’intercompréhension de part et d’autre de la Manche est encore une réalité. Au Pays de Galles une compilation de textes datant du XIIe siècle et connue sous le nom de cartulaire de Llandaff, mentionne ainsi le séjour en Bretagne du prince gallois Guidnerth :
Lui-même, et les Bretons, et l’archevêque de la région étaient de même langue et de même nation, bien que géographiquement séparés… et il pouvait d’autant mieux clamer ses péchés et implorer son pardon que l’on comprenait la langue dans laquelle il s’exprimait
Cette communauté de langue apparait aussi dans la Descriptio Cambriae (« Description du Pays de Galles ») du clerc mi-normand mi-gallois Giraud de Cambrie, qui écrit à la fin du XIIe siècle que « en Cornwall et en Bretagne on parle la même langue qu'en Galles ».
En revanche, on ne possède pas de texte écrit complet en langue bretonne à cette période, car la langue des livres est pour l’essentiel le latin. Une quarantaine de ces manuscrits en langue ancienne contiennent cependant quelques centaines de gloses en breton, c’est-à-dire des notes et commentaires rédigés dans les marges. Par exemple, le manuscrit de Leyde est un traité médicinal bilingue, écrit en latin et annoté en vieux-breton, qu’on peut dater du début du Xe siècle, voire de la fin du IXe siècle. Ces gloses montrent qu’à l’époque la langue bretonne peut être une langue savante, capable d’exprimer des notions complexes de médecine, de philosophie, de religion.
On sait à quel point la religion chrétienne est importante à l’époque des rois de Bretagne, et à quel point les évêques et les abbés des monastères sont influents. Pour soumettre les Bretons, les Francs comprennent qu’ils doivent aussi contraindre ces hommes d’Église. Une révolution religieuse s’accomplit donc au IXe siècle.
A l’époque de leur arrivée en Armorique, les Bretons propageaient un christianisme un peu particulier. Conformément à l’esprit voyageur du monachisme irlandais, les moines ne s’attachent à aucune règle et à aucun monastère. Ils évangélisaient de maison en maison, célèbraient la messe sur des autels portatifs, et pouvaient être accompagnés de femmes. Cette manière de pratiquer la religion chrétienne ne plaisait pas aux autorités de l’Église catholique romaine. Vers 510-520, Melaine, l’évêque de Rennes, ainsi que les évêques de Tours et d’Angers, avaient même adressé un sérieux rappel à l’ordre à deux prêtres bretons, Catihern et Lovocat, s’indignant en particulier de la présence de femmes dans la liturgie et même l’eucharistie !
Quelques siècles plus tard, ces pratiques ont disparu, ou du moins elles ont évolué et des monastères ont été établis. Mais le cycle liturgique est resté différent et la date de célébration de Pâques, fête essentielle du christianisme, ne coïncide toujours pas avec celle de Rome. La tonsure des moines est également restée ce qu’elle était, ils continuent de se raser uniquement la partie avant de la tête et laissent leurs cheveux pousser à l’arrière. Surtout, ils suivent une règle bien plus stricte que celle de l’ordre de saint Benoît, mangeant peu, s’imposant des périodes de jeûne, etc.
Au IXe siècle, l’empereur franc Louis le Pieux veut faire rentrer tous les adeptes de ces usages particuliers dans le droit chemin du catholicisme de l’Église romaine. Cette mise au pas fait partie d’une stratégie qui vise à développer et étendre un État franc centralisé et puissant. Ordre est donc donné à toutes les abbayes de se conformer à la règle de Saint Benoît.
On apprend ainsi, par un texte de 818, que Louis Le Pieux a convoqué Matmonoc, l’abbé de Landévennec afin de lui demander des explications sur les pratiques religieuses dans son abbaye :
A toutes nos questions il a répondu avec la plus grande clarté et loyauté, à savoir qu’ils tenaient leur règle et leur tonsure des Scots (= des Irlandais), alors qu’il est bien connu qu’il en va autrement dans toute la sainte Église apostolique et romaine.
L’empereur décerne ensuite un satisfecit à Matmonoc car ses moines se conforment désormais à la règle bénédictine :
Il nous a donc plu de les faire s’accorder pour leur mode de vie et leur tonsure avec toute l’Église que Dieu nous a confiée ; c’est pourquoi nous leur avons prescrit de suivre la règle praticable et très louable du saint père Benoît, et de garder, pour la tonsure de la tête, l’unité avec la Sainte Église romaine, répandue dans le monde entier. Que donc, dans le susdit monastère, ils observent la même règle de vie, tel que l’expose la règle du saint et très illustre père Benoît, comme le font aussi tous les autres monastères qui ont préféré suivre pleinement notre ordre.
L’abbaye de Landévennec est donc rentrée dans le rang. Elle connaît alors un certain âge d’or, grâce aux revenus de ses terres et de ses vassaux, et devient un véritable centre culturel tout au bout de la Bretagne : on y produit et on y copie, dans le scriptorium, des quantités de livres, tels que des vies de saints (saint Guénolé, saint Pol Aurélien) et divers ouvrages religieux (homélies, hymnes).
Parallèlement, en 832, est fondée l’abbaye de Redon, qui est quant à elle reconnue par Louis le Pieux en 834. Bien sûr, on y adopte également la règle bénédictine. Les deux sites, Redon et Landévennec deviennent ainsi des points d’ancrage du catholicisme romain en Bretagne.
En Bretagne comme ailleurs, les nobles et les moines ne représentent pas la majorité de la population : à l’époque au moins 90 % des habitants de la péninsule sont des paysans. Mais ils n’ont laissé que peu de traces dans les documents qui nous sont parvenus, les textes se contentant en règle générale de parler des chefs de guerre, des rois et des abbés
On sait cependant que la société dans laquelle vivent ces paysans est très inégalitaire. Ils assurent leur subsistance grâce à une agriculture vivrière, cultivant le froment, le seigle et l’avoine, et élevant des porcs et des bovins.
Les textes mentionnent régulièrement des « serfs » et des « colons », qui sont soumis à des abbayes ou à des machtierns, sortes de seigneurs dirigeant les communautés locales. Ils doivent payer à ces maîtres des redevances en nature, rarement en argent, en échange du droit à travailler la terre. Ils doivent aussi des services, c’est-à-dire des corvées effectuées sur les terres de l’abbaye ou des machtierns. Ces redevances sont payées généralement en novembre, à la Saint-Martin, après les récoltes.
Soumis tout à la fois à leurs maîtres et aux pillages des Vikings, ils vivent dans une grande précarité et leur lutte pour la survie se fait sur fond de guerre quasi permanente.