La Bretagne est à la croisée des chemins au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Plusieurs de ses villes ont été rasées, les campagnes semblent à peine sorties du XIXe siècle, et les défis sont nombreux. Il lui faudra se relever ou décliner inexorablement. L’économie, la politique et la culture sont autant de secteurs qui connaissent une grande effervescence dans la seconde partie du XXe siècle. La Bretagne s’affirme désormais et revendique son identité.
Dans les années 1950, alors que démarrent les « Trente glorieuses », la Bretagne parait être restée en dehors des grands courants de la modernisation. Elle entreprend alors une profonde métamorphose, au point de devenir en quelques décennies l’une des régions de France les plus dynamiques et les plus prospères. Cette mutation est d’abord impulsée par le CELIB, le Comité d’études et de liaison des intérêts bretons.
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, la Bretagne est considérée comme une région arriérée, qui n’est pas montée dans le train de la modernisation et semble à jamais engoncée dans ses chemins creux.
Contrairement à d’autres régions de France, elle n’a pas connu de révolution industrielle au XIXe siècle. Elle est donc restée essentiellement agricole, avec plus de 50 % de paysans dans la population active. L’agriculture est restée traditionnelle, de type petite polyculture pratiquée dans un cadre familial. La moitié des fermes n’a pas l’électricité, la plupart ne sont pas mécanisées et on y travaille encore avec des chevaux.
Les revenus de la population sont donc peu élevés. D’après des études statistiques menées à la fin des années 1950, le revenu moyen en Bretagne est le plus faible de France.
La région accuse aussi un retard en matière d’équipement des maisons. L’accès à l’électricité n’est une réalité que pour 50% des Bretons, alors que la moyenne française est de 83 %. Quant à l’eau courante, elle demeure une curiosité dans les campagnes : seulement 3 à 4 % de la population en bénéficient, contre 30 % dans le reste de l’Hexagone. Enfin, 98,5 % des Bretons n’ont pas de salle de bain !
Cet ensemble de facteurs fait que l’avenir semble bouché pour une partie de la jeunesse, en particulier dans les campagnes de l’intérieur. Beaucoup dans ces zones déshéritées décident de partir, suivant ainsi un mouvement d’émigration démarré dès le XIXe siècle vers Paris et les autres régions de France, mais aussi vers le Canada et les États-Unis, notamment dans les alentours de New York.
Le bilan est donc sévère et la Bretagne semble cumuler tous les handicaps. La prise de conscience de cette situation désastreuse sera un puissant moteur pour réagir. La création d’un lobby breton est ainsi décidée en juillet 1950 à Quimper. Ce groupe de pression, initié par le journaliste Joseph Martray, deviendra le CELIB. À partir de 1951, c’est René Pleven, président du conseil général des Côtes-du-Nord, député, ministre et chef du gouvernement (1950-1952) qui en assure la présidence de 1951 à 1972.
La particularité du CELIB est sa transversalité et la grande diversité de ses membres. L’organisation rassemble en effet des élus bretons de tous niveaux (sénateurs, députés, maires) et de tous bords politiques, de droite comme de gauche, à l’exception des communistes. On y trouve par exemple le maire RPF de Quimper, mais aussi le député centriste, plusieurs fois ministre, René Pleven ou encore le député socialiste Tanguy Prigent. Le Comité accueille également en son sein des chefs d’entreprises, des représentants syndicaux, des paysans, des universitaires, des organisations culturelles et des associations familiales. Cette union hétéroclite d’entités et de personnes peut sembler disparate, mais elle est la clef du succès du CELIB.
L’objectif commun est d’enrayer le déclin de la région et de faire en sorte qu’elle rattrape son retard. C’est dans cette perspective que l’organisation travaille pendant plus d’une vingtaine d’années, en vue de mettre en œuvre un « plan d’aménagement, de modernisation et d’équipement de la Bretagne ». Pour cela elle instaure un dialogue avec l’État central et exerce une pression sur ses représentants, grâce à son réseau d’élus et d’un bon nombre de membres et sympathisants issus de divers secteurs.
Parmi les réalisations qu’on peut attribuer au CELIB, en grande partie ou partiellement, on citera d’abord les voies express qui font partie du quotidien de beaucoup de Bretons aujourd’hui. L’électrification des lignes de chemin de fer lui doit également beaucoup. Sans oublier, sur le plan industriel, l’usine marémotrice de la Rance, l’usine Citroën de Rennes, le développement des télécoms à Lannion. Et aussi une part active dans le développement des universités, avec notamment la création de l’université de Brest en 1971.
L’un des leitmotivs du CELIB est assurément le désenclavement. Car la Bretagne, au sortir de la guerre, accuse un retard en matière de réseaux routiers et ferroviaires : la grande majorité des routes nationales sont dans un état déplorable encore au début des années 1960, et il n’existe aucune voie rapide. Cette situation entrave les échanges commerciaux, et rend donc difficile l’implantation d’industries et d’entreprises.
C’est sur le plan routier que les réalisations sont le plus marquantes. En 1968, alors que la France est en pleine crise sociale et politique, Raymond Marcellin, alors ministre de l’Intérieur, arrache au Premier ministre Georges Pompidou la création de deux voies rapides, l’une au nord, qui reliera Brest à Rennes, et l’autre au sud, qui ira de Nantes à Brest. Ces voies seront plus tard complétées par d’autres tronçons, comme Rennes-Redon, la route des estuaires ou la voie centrale.
Les promoteurs du projet veillent bien à ce qu’il ne s’agisse pas d’autoroutes, mais de voies express, pour deux raisons : d’une part, les voies express permettent l’aménagement d’échangeurs grosso modo tous les dix kilomètres, et donc le désenclavement véritable de l’ensemble de la région. D’autre part, des autoroutes auraient impliqué un paiement par les usagers, alors que les voies express, étant construites sur l’emplacement des routes nationales, devaient rester totalement gratuites. Pour la petite histoire, contrairement à une « légende urbaine » tenace, la gratuité des voies express en Bretagne n’est donc pas due à Anne de Bretagne, mais au CELIB !
La seconde partie du XXe siècle voit aussi une profonde transformation du monde agricole, qui passe en quelques décennies d’une agriculture vivrière familiale à un système agro-industriel intégré à l’économie de marché. La JAC (Jeunesse agricole catholique), créée en 1929, joue un rôle fondamental dans cette évolution. Porté par une idéologie moderniste, ce mouvement forme des milliers de jeunes ruraux qui mettent ensuite en œuvre l’intensification et l’industrialisation de l’agriculture bretonne.
La première mutation est la taille des exploitations, dont la plupart étaient jusqu’alors trop petites pour générer des revenus suffisants et assurer un niveau de vie convenable aux paysans. La taille moyenne est d’à peine 10 hectares dans les années d’après-guerre, puis elle passe à 13,5 hectares en 1970, à 33 hectares en 2 000 et à 62 hectares en 2020 ! Il y avait encore 193 000 fermes en 1955, mais elles ne sont déjà plus que 142 000 en 1970, et… 26 335 en 2020. La Bretagne a perdu 86 % de ses exploitations agricoles en l’espace de 65 ans.
Le passage à la mécanisation se fait également à partir de ces années 1950, avec en premier lieu le remplacement du cheval par le tracteur, puis l’arrivée des moissonneuses-batteuses et surtout, pour les éleveurs laitiers, la généralisation des machines à traire. Durant les décennies qui suivent, les exploitations agricoles ne cessent de s’équiper, jusqu’à se doter des machines pléthoriques et parfois gigantesques qu’on voit partout aujourd’hui dans les campagnes.
L’une des étapes majeures de la transformation de l’agriculture est sans conteste le remembrement, qui démarre dans les années 1960. Pour agrandir les champs et permettre le passage des machines agricoles, beaucoup de communes décident en effet de rassembler les parcelles. Cela implique la destruction d’innombrables talus qui caractérisaient jusqu’alors le bocage breton. L’opération, jugée indispensable par certains et traumatisante pour d’autres, a laissé de profondes marques jusqu’à aujourd’hui, tant sa mise en œuvre a été conflictuelle.
Cette modernisation à marche forcée s’accompagne de changements dans les choix agricoles : on introduit le maïs et les vaches frisonnes, et surtout on a recours aux engrais chimiques et aux pesticides en grande quantité, afin d’augmenter toujours les rendements. La polyculture traditionnelle a fait place à une agriculture intensive et spécialisée. Les agriculteurs deviennent de véritables entrepreneurs, qui élèvent parfois, hors-sol, des dizaines de milliers de porcs ou de poulets de batterie.
La Bretagne est désormais la première région agricole de France et l’une des premières à l’échelle européenne. Cette transformation rapide et profonde lui a permis de s’enrichir, mais elle génère aussi de nouveaux problèmes et les limites du système se font sentir dès la fin du XXe siècle : difficultés face à la concurrence mondiale, endettement, questions environnementales.
L’essor de l’agriculture a pour suite logique le déploiement d’entreprises agroalimentaires, qui transforment et conditionnent les productions : abattoirs, usines de salaisons, laiteries, conserveries, usines de conditionnement, etc.
Cette activité connaît un développement tel qu’elle est aujourd’hui le premier secteur industriel breton, générant 20,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2020. Elle représente alors 75 720 emplois directs, ce qui en fait la première région de France en nombre d’emplois dans ce domaine. L’industrie de la viande est particulièrement importante : d’une part elle compte pour 42 % du chiffre d’affaires dans l’agroalimentaire breton, et d’autre part, la région fournit près de la moitié des exportations françaises.
Cette industrie a aussi permis l’émergence de plusieurs « capitaines d’industrie bretons », tels qu’Alexis Gourvennec, le créateur de la Brittany Ferries en 1972, Edouard Leclerc, qui développe une enseigne d’hypermarchés florissante à partir d’une première épicerie ouverte à Landerneau en 1949, ou encore Louis Le Duff, un entrepreneur natif de Cléder dans le Finistère, aujourd’hui à la tête d’un groupe international aux multiples enseignes.
Pour le reste, c’est-à-dire les autres secteurs de l’industrie, la Bretagne entame un rattrapage dès les années 1950, grâce notamment aux interventions du CELIB. L’un des arguments qui favorisent l’implantation des entreprises est qu’on trouve dans la région une main-d’œuvre abondante, jeune, bon marché, souvent issue de l’exode rural et faiblement syndiquée.
Le secteur de l’automobile est en plein boom dans les années 1950, et la Bretagne entend bien tirer son épingle du jeu. Deux usines Citroën s’installent ainsi à Rennes, la première en 1953, puis la seconde en 1961, créant des milliers d’emplois. En 1961 également, c’est une usine du Joint français, spécialisée dans le caoutchouc, qui s’implante à Saint-Brieuc.
La Bretagne se découvre aussi une vocation dans les télécoms et l’électronique, et, là encore, le CELIB est partie prenante. Le CNET (Centre national d’études des télécommunications) s’installe à Lannion en 1959. Puis, au début des années 1960, Brest accueille l’entreprise d’électronique Thomson CSF, spécialisée dans la fabrication de radars pour l’armée. En juillet 1962, le radôme du Centre d’Études Spatiales de Pleumeur-Bodou rend possibles les transmissions télévisées par satellite. Toujours en 1962, c’est Alcatel qui s’implante à Lannion, et la petite ville devient bientôt une plate-forme de la téléphonie française, génératrice de milliers d’emplois.
Cette industrialisation repose aussi sur une série d’initiatives locales : en 1959, par exemple, les laboratoires de biologie végétale Yves Rocher sont créés à La Gacilly. En 1959 toujours, Daniel Roullier fonde son entreprise d’engrais à Saint-Malo, qui deviendra un groupe international au chiffre d’affaires de 3 milliards de dollars. Enfin, dans un tout autre secteur, la famille Guillemot, de Carentoir dans le Morbihan, crée en quelques années un empire dans les jeux vidéos, produisant de formidables succès mondiaux, tels que « Les lapins crétins » et « Assassins creed ».
Au sortir de la seconde guerre mondiale, la situation administrative de la Bretagne n’a guère évolué depuis la Révolution. La France demeure un pays hyper centralisé, où le poids des régions est quasi inexistant. Ces régions n’existent d’ailleurs pas encore en tant qu’entités administratives et l’organisation tourne autour des départements. Comme le reste de l’Hexagone, la Bretagne ne bénéficie donc d’aucune autonomie réelle et n’a aucun pouvoir de décision. Mais un ensemble de revendications émerge dans les années 1960-1970.
Le MOB (Mouvement pour l’organisation de la Bretagne) voit le jour en 1957. Ce mouvement regroupe des personnalités d’horizons politiques très différents qui portent un projet breton d’essence fédéraliste. Il se déclare au départ apolitique, mais des divergences idéologiques apparaissent rapidement.
Cette crise latente pousse plusieurs jeunes militants à quitter le MOB et à fonder un nouveau parti en 1964, l’Union démocratique bretonne. L’UDB se positionne clairement à gauche de l’échiquier politique, en rupture avec un mouvement breton jusqu’alors plutôt ancré à droite. Anticapitaliste, socialiste et autonomiste, elle sort dans les années 1970 le célèbre slogan « Bretagne = colonie ».
Le parti devient en 1973 la troisième composante de l’Union de la gauche, avec le Parti socialiste et le Parti communiste. Son programme comprend un « statut d’autonomie dans la perspective du passage de la France au socialisme ». Mais les résultats électoraux ne sont pas probants, malgré le puissant renouveau de la culture bretonne dans les années 1970, puisqu’ils tournent en moyenne autour de 2 % aux élections législatives de 1973, 1978 et 1981.
La victoire de François Mitterrand en 1981 consacre un Parti socialiste triomphant. Le parti est alors marqué par des crises internes, la défection de nombreux militants et une perte de vitesse, jusqu’au début des années 2 000. Au fil du temps, l’UDB parvient néanmoins à s’implanter au niveau local, dans de nombreuses mairies, y compris dans les grandes villes de Nantes, Rennes et Brest, et dans quelques départements. Elle fait son entrée au conseil régional en 2004, quand elle réussit à y placer trois élus, dans le cadre d’un accord avec les Verts.
Peu après la fondation de l’UDB, de nouvelles organisations politiques sont créées, radicales, clandestines et séparatistes. D’abord apparaît le Front de la libération de la Bretagne (FLB) en 1966. Puis, en 1968, l’Armée républicaine bretonne (ARB) et en 1974, l’Armée révolutionnaire bretonne (ARB également). Ces trois organisations ont recours à la violence « pour réveiller la conscience bretonne ».
À partir de la seconde moitié des années 1960, elles mettent en œuvre des séries d’attentats et s’en prennent aux institutions représentant l’État français, mais jamais aux personnes : casernes de gendarmerie, préfectures, bureaux de perception, etc. Pendant la trentaine d’années où elles sont actives, elles commettent plus de 300 attentats et tentatives d’attentats !
Trois de ces actions sont particulièrement marquantes. Tout d’abord, en 1974, l’opération contre le pylône de diffusion du Roc’h-Tredudon, à Plounéour-Menez dans le centre-Finistère, prive de télévision les Bretons de l’ouest de la péninsule pendant quelques mois. Ensuite, un attentat contre la caserne de Ti-Vougeret à Dinéault, également dans le Finistère, se solde par la mort de Yann-Kel Kernalégen, qui périt dans l’explosion de sa propre bombe. Enfin, en 1978, un attentat spectaculaire touche un haut lieu du centralisme français, le château de Versailles, un acte que l’ARB justifie par sa volonté de saluer la mémoire des Bonnets rouges, brutalement réprimés par les soldats de Louis XIV en 1675.
Les attentats cessent complètement en 2000 après la mort tragique d’une jeune femme, employée du McDonald de Quévert dans les Côtes-d’Armor. Plusieurs séparatistes bretons sont soupçonnés et incarcérés. Mais malgré une longue procédure, aucune preuve n’est trouvée et tous les prévenus sont acquittés lors du procès qui se tient finalement en 2004.
Les revendications autonomistes et séparatistes ne sont pas les seules, des revendications sociales émergent également durant cette période, et elles sont, de même, caractérisées par une certaine violence.
Les premiers à ouvrir les hostilités sont les paysans : en juin 1961, la sous-préfecture de Morlaix est occupée par 5 000 paysans menés par Alexis Gourvennec et Marcel Léon. Leur arrestation déclenche dans toute la Bretagne une série de manifestations et d’affrontements violents avec les CRS, qui font plusieurs blessés. Les années 1959-1962 sont aussi marquées par une véritable « bataille du rail », avec barrages de voies ferrées et sabotage de lignes électrifiées, quand les paysans réclament des tarifs SNCF moins pénalisants pour le transport de leurs marchandises. Des affrontements se tiennent ensuite à Redon en juin 1967, et en octobre, la préfecture du Finistère est incendiée durant de gigantesques manifestations paysannes à Quimper, qui font 283 blessés.
Les salariés des usines ne sont pas en reste. L’annonce de la fermeture des Forges d’Hennebont en 1966 et du licenciement de 1500 personnes est l’un des points de départ des revendications ouvrières. Plusieurs grèves se tiennent aussi à Saint-Nazaire et Nantes en 1965-1967, dans les chantiers navals, la métallurgie et à la biscuiterie Lu. À Fougères, c’est la crise de la chaussure qui fait la une de l’actualité en janvier 1968, avec, là encore, des manifestations qui se terminent dans la violence.
En 1968, durant ce qu’on appellera « le mai breton », tous les secteurs de la société sont en effervescence. La grève générale est déclarée le 8 mai à l’appel des syndicats ouvriers, paysans et enseignants. Des dizaines de milliers de manifestants défilent partout en Bretagne, qui revendiquent le développement de la région. Dans la deuxième quinzaine de mai, la contestation est généralisée. Mais en juin les élections législatives voient la victoire des gaullistes, qui sonnent le retour au travail.
La contestation ne s’éteint pas pour autant : elle reprend durant la décennie suivante, avec encore des grèves et des occupations d’usines. La plus emblématique est celle du Joint français à Saint-Brieuc en 1972. L’usine emploie un millier de personnes, souvent issues du milieu paysan, en majorité des femmes. Cette main-d’œuvre, payée au salaire minimum, est considérée comme docile, mais elle entame pourtant une grève qui dure huit semaines, du 13 mars au 9 mai. Les salariés, massivement soutenus par la population, obtiennent finalement gain de cause, c’est-à-dire une amélioration de leurs salaires et conditions de travail.
Depuis la Révolution, la France est divisée en départements et en communes. Il faut attendre juillet 1972 pour que l’échelon régional
soit reconnu comme entité administrative. D’emblée se pose la question de ses limites territoriales. Le Conseil Général de Loire Atlantique vote à la quasi-unanimité pour « une région comprenant la région Bretagne et la région des Pays de Loire ». En Ille-et-Vilaine, on souhaite une Bretagne unifiée, mais avec la Mayenne. Seuls le Finistère et les Côtes-d’Armor se prononcent pour une Bretagne à 5 départements. Prenant acte de ces positions divergentes, l’État opte finalement pour deux régions. La Région Bretagne est ainsi créée, mais elle est amputée de la Loire-Atlantique.
La première assemblée régionale est composée des parlementaires et des représentants des départements et des villes principales. René Pleven, député centriste et ancien président du Conseil des ministres, est élu président de la Région Bretagne à quatre départements, avec Rennes pour capitale. Quant à la région Pays de la Loire, elle a pour capitale Nantes et pour premier président Olivier Guichard, député gaulliste de La Baule.
La création du conseil régional de Bretagne est certes une étape importante dans la reconnaissance du fait régional, mais, dans un premier temps, le pouvoir reste en réalité largement dans les mains du préfet de Région qui instruit les affaires et exécute les délibérations du conseil des ministres.
Il faut attendre les lois de décentralisation de 1982 pour que la Région soit reconnue comme collectivité locale, et 1986 pour que les conseillers régionaux soient élus au suffrage universel. En comparaison des autres pays européens, les régions françaises détiennent néanmoins toujours des pouvoirs limités, notamment en raison de leurs très faibles budgets.
La Bretagne demeure un bastion conservateur politiquement jusqu’aux années 1960-1970. Mais les rapides changements économiques, sociaux et culturels changent les mentalités. L’exode rural, le développement de l’urbanisation et de l’industrialisation, le déclin des pratiques religieuses et les revendications ouvrières des années 1960-1970 génèrent de nouveaux questionnements. Le développement des universités participe également à modifier les mentalités des nouvelles générations. Tous ces paramètres entraînent la remise en question de quantité de fondements établis depuis des siècles.
La gauche ne cesse ainsi de se développer en Bretagne depuis 1968. Le nouveau PS, qui a su intégrer des catholiques de gauche passés par le PSU et la CFDT, progresse dès les législatives en 1973. Quelques années plus tard apparaît le slogan « vivre et travailler au pays ».
Aux élections municipales de 1977, la majorité des villes bretonnes passent à gauche : le Parti socialiste prend les mairies de Rennes, Brest, Nantes, Lannion, Pontivy, Quimperlé, et conserve celle de Saint-Nazaire. Le Parti communiste l’emporte à Guingamp, Concarneau, Carhaix, Lanester, Hennebont et conserve Lorient, Douarnenez, Morlaix et Saint-Brieuc. La gauche perd seulement Quimper, qu’elle retrouvera (temporairement) en 1989.
Et en 1981, si François Mitterrand ne l’emporte pas en Bretagne, la région envoie néanmoins une majorité de députés de gauche à l’Assemblée nationale pour la première fois de son histoire. À partir, de cette période, la Bretagne ne cessera pas d’être majoritairement ancrée à gauche de l’échiquier politique.
Dès les années 1960, la Bretagne est confrontée à des problèmes d’ordre environnemental, qui font émerger l’écologie comme sujet politique, à commencer par les marées noires, récurrentes sur les côtes bretonnes.
En mars 1967, le pétrolier Torrey Canyon fait naufrage et provoque une catastrophe écologique sans précédent. Onze ans plus tard, en mars 1978, un autre pétrolier, l’Amoco Cadiz, qui transporte 227 000 tonnes de pétrole, s’écrase sur des rochers au large de Portsall dans le nord-Finistère et provoque la plus grande marée noire de tous les temps en Europe. En l’espace de quelques jours, ce sont près de 360 kilomètres de côtes qui sont recouverts d’un pétrole gluant, et les habitants impuissants assistent à une hécatombe d’oiseaux et de poissons.
La bataille juridique qui s’ensuit donne lieu à deux procès retentissants aux États-Unis et se clôt en 1992 par une victoire complète du syndicat des communes bretonnes contre la société Amoco Corp. C’est la première fois qu’une compagnie pétrolière est reconnue coupable et condamnée, une véritable victoire de David contre Goliath !
Ce drame écologique contraint également l’État à prendre des mesures de sécurité pour éviter que ce genre de catastrophes ne se reproduise, et à mieux traquer les « voyous des mers ».
En 1978 encore démarre en Bretagne une autre bagarre. Le conseil général du Finistère valide la construction d’une centrale nucléaire sur le site de Plogoff, près de la pointe du Raz. Cette décision débouche sur une résistance massive de la population et la bataille fait rage avec les CRS pendant plusieurs mois en 1980-1981. Apparaît alors le slogan « Mazoutés aujourd’hui, radioactifs demain ». Là encore les opposants gagnent la bataille puisque la centrale de Plogoff ne verra pas le jour.
Au fil des décennies, ce sont aussi les effets de la révolution agricole opérée depuis les années 1960 qui sont source de contestation. Le remembrement a certes facilité le travail des agriculteurs, mais la destruction des talus a engendré d’autres problèmes, dont on a souvent pris conscience plus tard : chute de la biodiversité, ruissellement des eaux, érosion des sols, et fragilisation des villes en aval, soumises aux inondations.
Par ailleurs, l’usage intensif d’engrais et de pesticides dans l’agriculture a fini par altérer la qualité de l’eau, et par provoquer des marées vertes dès le début des années 1970, en de nombreux points du littoral. Depuis des décennies, ces pollutions agricoles génèrent des conflits entre les agriculteurs et les éleveurs d’une part, et les populations et organisations protectrices de l’environnement d’autre part.
La culture bretonne est en berne dans les années 1950. L’engagement funeste de certains militants nationalistes, qui se sont rangés du côté des nazis pendant la guerre, a rendu suspecte toute revendication d’identité bretonne pendant les décennies qui suivent. Les années 1950 sont par ailleurs celles où le modernisme s’étend jusque dans les campagnes, et, partout, les publicités, les magazines, le cinéma, proposent des modèles nouveaux. La jeunesse aspire au changement et remet en cause le monde traditionnel dans lequel elle a baigné jusqu’alors.
La musique bretonne est alors perçue par la jeune génération comme étant vieillotte et ringarde. La chanson de variété est partout, et ne pas y adhérer revient à être pris pour un plouc, un arriéré. Cette perception commence à changer à partir des années 1960.
Le chanteur et poète Glenmor, né en 1931 dans le centre-Bretagne, est l’un des premiers à se lancer dans la chanson à texte, très loin de la musique traditionnelle. Il donne des concerts dans de petites salles parisiennes, à l’époque où Léo Ferré, Georges Brassens ou Jacques Brel connaissent un succès considérable. Son concert à la Mutualité en 1967 marque un tournant. Il s’installe alors en Bretagne à Glomel, et devient un porte-drapeau de la chanson militante, avec notamment le fameux titre Kan bale an ARB (« Chanson de marche de l’Armée révolutionnaire bretonne » !) en 1973.
Mais c’est surtout par Alan Stivell que le changement arrive, une véritable révolution dans une Bretagne qui ne demande qu’à se réveiller. Formé aux musiques classique et traditionnelle et pratiquant de nombreux instruments (cornemuse, flûtes, harpe, etc.), le jeune homme aspire à s’inscrire dans les tendances de son époque : rock, pop, folk… Il démarre sa carrière en 1966 et son premier album, Renaissance de la harpe celtique, sort en 1971. Mais c’est en 1972 qu’il donne un concert mémorable à l’Olympia, diffusé en direct sur Europe 1, ce qui lui permet de toucher un public considérable. Sa musique est un syncrétisme entre la tradition bretonne et celtique et un son pop-rock électrifié. Le public enthousiaste se met à danser dans les travées, on n’avait jamais vu ça dans ce temple de la musique mainstream.
Cette date marque le coup d’envoi d’une renaissance culturelle et musicale. L’événement de l’Olympia, et les retombées médiatiques qui ont suivi, permettent en effet à de nombreux jeunes Bretons de se défaire de leurs complexes, de rejeter l’image de ploucs qui leur collait à la peau, et d’affirmer au contraire leur identité.
Dans le même temps, Gilles Servat chante La Blanche Hermine, qui devient un véritable « hymne » pour toute une génération. Les Tri Yann, qui forment un groupe emblématique et très populaire pendant des décennies, n’hésitent pas à mettre sur pied de véritables shows avec des costumes extravagants qui attirent encore la jeunesse des décennies plus tard.
La musique devient par ailleurs un puissant moyen de revendication. Beaucoup de chansons sont en phase avec les luttes sociales des années 1970, évoquant tout un panel de problèmes auxquels se trouve confrontée la Bretagne : les mutations de l’agriculture, les marées noires et les centrales nucléaires, le déracinement, la langue bretonne, et l’État français qui fait, au mieux, la sourde oreille. Les uns et les autres accompagnent ces luttes en se produisant dans de multiples concerts de soutien.
Dans un autre registre, les sœurs Goadec, trois chanteuses en coiffe plus habituées aux scènes des festoù-noz, se produisent à leur tour à La Mutualité à Paris en 1972. Puis, en 1973, elles sont à Bobino, une autre salle mythique, où elles font danser le public trois soirs d’affilée au son de leurs chansons de kan ha diskan. Les festoù-noz reviennent à la mode et drainent des milliers de jeunes, qui apprécient l’ambiance de ces fêtes conviviales. La musique bretonne et ses nombreux représentants deviennent ainsi un élément identitaire auquel toute une génération s’identifie.
La littérature bretonne a également sa part dans le renouveau culturel, avec l’émergence de quelques auteurs emblématiques qui marquent la période.
Le plus connu des écrivains bretons est alors, sans conteste, Pierre-Jakez Hélias. Né en 1914 à Pouldreuzic, dans le sud-Finistère, au sein d’une famille d’agriculteurs modestes, il devient enseignant, travaille aussi à la radio en langue bretonne, et collecte des témoignages de bretonnants à travers les campagnes. C’est en 1975 que paraît son œuvre majeure, le Cheval d’orgueil, chronique de la vie quotidienne en pays bigouden, qui devient rapidement un immense succès. Le livre se vend à plus de 2 millions d’exemplaires et est traduit dans plusieurs langues. Hélias est invité dans tous les médias, y compris parisiens, où il donne une visibilité inédite aux classes paysannes traditionnelles. Largement apprécié par le lectorat populaire, son livre est cependant critiqué par certains militants bretons, qui rejettent son caractère passéiste et défaitiste. Il meurt en 1995, laissant une œuvre considérable de romans, contes, poésie et théâtre.
Xavier Grall, né en 1930 à Landivisiau, a souvent été présenté comme le rival d’Hélias. Émigré à Paris où il travaille comme journaliste pour différents journaux (Le Monde, Témoignage chrétien, etc.), il revient s’installer dans le Finistère en 1973. Son positionnement est radicalement différent de celui d’Hélias, auquel il reproche un « folklorisme fossilisant ». Il publie d’ailleurs en 1977 Le Cheval couché, cinglante réponse au Cheval d’orgueil. Poète engagé, ses écrits s’inscrivent dans la ligne contestataire et revendicatrice des années 1970.
Mais la jeune génération de l’époque est incarnée surtout par Paol Keineg. Né en 1944 à Quimerc’h, dans le centre-Finistère, il fait partie des fondateurs de l’UDB (Union démocratique bretonne). Il publie plusieurs recueils de poésie qui font date dès la seconde partie des années 1960, Le poème du pays qui a faim, Hommes-liges des talus en transes, etc. Sa pièce de théâtre Le printemps des bonnets rouges, mise en scène par Jean-Marie Serreau, est jouée au théâtre de la Tempête à la Cartoucherie de Vincennes en 1972. Il est alors considéré comme le chef de file des auteurs bretons engagés. Il quitte ensuite la Bretagne pour s’installer aux États-Unis, où il poursuit son œuvre poétique et théâtrale.
La langue bretonne n’est pas en reste, grâce notamment à Anjela Duval, qui se fait également connaître dans les années 1970. Née en 1905
dans une famille de cultivateurs modestes du Vieux-Marché, dans les Côtes-du-Nord, elle fréquente l’école jusqu’à ses 16 ans et y apprend le français. À la mort de ses parents, elle reprend seule la ferme familiale et se met très tôt à écrire des poèmes en breton. C’est seulement dans les années 1960 que certains de ses textes commencent à être publiés. Elle y parle d’abord de son quotidien à la ferme, puis elle écrit de manière plus engagée sur la nature, la Bretagne, la langue bretonne, etc. En 1971, elle touche le grand public quand elle passe dans l’émission de télévision Les conteurs d’André Voisin. Elle devient ainsi une référence en matière de poésie en langue bretonne, et certains de ses textes sont mis en chansons, comme le fameux Karantez vro (« L’amour du pays »), chanté, entre autres, par Nolwenn Leroy.
La langue tient assurément une place importante dans la culture bretonne, au point qu’Alan Stivell sort en 1973 un morceau intitulé Hep brezhoneg Breizh ebet (« Sans langue bretonne pas de Bretagne »). À cette époque on entend encore le breton partout dans les campagnes, mais les parents ont cessé de le transmettre dans les années 1950-1960, et le nombre de locuteurs a commencé sa chute. L’un des problèmes majeurs est son exclusion des écoles depuis que l’instruction a été rendue obligatoire en 1882. La loi Deixonne, votée en janvier 1951, autorise, certes, l’enseignement des langues régionales, mais cet apprentissage reste tout à fait facultatif, soumis à la bonne volonté des chefs d’établissements et à leur capacité à trouver des enseignants.
Il faut attendre 1977, en pleine période du revival, pour voir naître la première école estampillée Diwan (« germer, sortir de terre ») à Lampaul-Ploudalmézeau, dans le nord-Finistère. Il s’agit seulement d’une classe de maternelle, rassemblant une poignée d’enfants, mais d’autres suivent très rapidement. Bon an mal an, l’organisation parvient à ouvrir sa première école primaire en 1980, son premier collège en 1988 et son premier lycée en 1994. Mais elle ne bénéficie au départ d’aucun financement public et se développe grâce à l’engagement des militants et des parents d’élèves. Le premier accord avec l’État et les collectivités locales permettant la prise en charge de certains enseignants est signé en 1988.
Les écoles Diwan sont associatives, gratuites et laïques, et pratiquent un enseignement immersif en breton. C’est aujourd’hui un réseau proposant un cursus scolaire complet, allant de la maternelle à la terminale. Il compte 46 écoles primaires, 6 collèges et 2 lycées, répartis sur les cinq départements de la Bretagne historique. En 2020 Diwan accueille environ 4 000 élèves, scolarisés de la maternelle au lycée.
Dans le secteur scolaire public, l’APEEB (Association des parents d’élèves pour l’enseignement du breton) est fondée en 1979, pour devenir Div Yezh (« Deux langues ») en 1995. Son objectif est d’implanter des classes bilingues au sein des écoles publiques de Bretagne, les cours y étant assurés à 50 % en breton et à 50 % en français. La première classe ouvre en 1982 à Saint-Rivoal, une ouverture suivie dès 1983 par celles de Lannion et Rennes. Depuis, les effectifs n’ont cessé d’augmenter et ils tournent à présent autour de 11 000 élèves.
Enfin, à partir des années 1990, les établissements catholiques proposent à leur tour un enseignement bilingue dans certaines de leurs écoles maternelles et primaires. L’association qui porte l’initiative s’appelle d’abord Dihun (« Réveil »), puis elle adopte le nom de Divaskell (« Deux ailes ») à partir des années 2000. On compte aujourd’hui environ 5 300 enfants dans ces classes.
Les trois réseaux d’enseignement en breton, par immersion ou bilingue, accueillent à présent un total de 20 000 élèves environ. C’est une véritable prouesse si l’on considère les réticences de l’État à développer la présence des langues régionales dans les écoles. Mais le breton reste trop souvent cantonné au monde scolaire et n’est pas suffisamment présent dans la vie quotidienne pour que sa revitalisation soit assurée. La question du financement demeure par ailleurs une préoccupation constante, en particulier pour Diwan.
Après le renouveau des années 1970, les années 1980 sont marquées par un certain reflux sur le plan de la musique. Mais les années 1990 voient surgir une nouvelle période d’effervescence.
En 1993, le guitariste Dan ar Braz a carte blanche pour monter un spectacle musical interceltique qui clôturera le festival de Cornouaille. C’est ainsi que naît L’héritage des Celtes. Le spectacle attire des milliers de spectateurs dans les plus grandes salles, dont Bercy, le Zénith et le Stade de France. Les différents albums se vendent à plus de 2 millions d’exemplaires, et les artistes remportent deux Victoires de la musique. Ce succès entraîne l’émergence de toute une génération de jeunes musiciens bretons.
De nouveaux groupes apparaissent aussi sur la scène fest-noz au début des années 1990. Ils relancent l’intérêt de toute une nouvelle génération pour ce type de musique. Ar Re Yaouank (« Les jeunes »), notamment, redynamise la musique de fest-noz en la mâtinant d’influence rock, avec une rythmique très rapide.
Un autre fait marquant de la dernière décennie du siècle est l’émergence de festivals à travers toute la Bretagne. On en compte environ 45 à la fin des années 1990, et le nombre de participants ne cesse de progresser. Le Festival des Vieilles Charrues, créé en 1992 à Carhaix par une bande de copains du centre-Bretagne, devient en quelques années l’un des plus importants festivals de rock en France. Et le FIL (Festival interceltique de Lorient) ne cesse de battre des records de fréquentation d’année en année.