La Bretagne a perdu toute forme d’autonomie, ou de droits spécifiques, à la Révolution. Un processus d’assimilation se met dès lors en marche, lentement pendant le XIXe siècle, et beaucoup plus vite au XXe. Cette intégration se fait grâce aux voies de communication, chemins de fer et routes, et aussi aux guerres et au service militaire. Mais c’est surtout l’école qui devient l’outil d’une francisation forcée.
La Bretagne du XIXe siècle est considérée tout à la fois comme une région arriérée et pittoresque. Les campagnes ressemblent en effet à un véritable conservatoire des traditions, alors que le reste de la France se modernise. Mais tout se conjugue désormais pour intégrer la péninsule dans la nation française et en gommer les réflexes identitaires. Pour commencer, la Bretagne n’existe plus sur le plan administratif puisque la seule entité reconnue par l’État est désormais le département.
L’économie est en berne après la Révolution : les guerres récurrentes avec l’Angleterre entre 1793 et 1815 ne favorisent pas l’activité et le commerce. Les industries qui avaient fait autrefois la prospérité de la péninsule déclinent, en particulier le textile, car les toiles de Bretagne sont supplantées par le coton et concurrencées par les productions industrielles du nord de la France et de l’Angleterre. Quant aux forges traditionnelles, beaucoup ferment au fil du siècle, incapables de tenir face à la sidérurgie moderne.
Hormis la Basse-Loire, la Bretagne reste complètement à l’écart de la révolution industrielle qui marque une bonne partie de la France du XIXe siècle. Elle demeure très largement une région agricole, caractérisée par son archaïsme. Si l’on excepte les grands propriétaires terriens, les fermes sont minuscules : 45 % d’entre elles ne dépassent pas les 5 hectares en 1862. Le travail est rude et les maisons sont sombres, froides et sans confort. Même si la situation s’améliore peu à peu, beaucoup de paysans bretons vivent toujours dans une grande précarité. Paradoxalement la population bretonne augmente considérablement et passe de 2,2 millions d’habitants en 1801 à 3,2 millions en 1901.
Le XIXe siècle voit aussi l’apogée de la civilisation rurale en Bretagne, symbolisée par les costumes, le mobilier, les pardons et tout un ensemble de traditions. Quelques intellectuels bretons collectent dans les campagnes les trésors de la tradition orale, en particulier les complaintes (gwerzioù). Parmi eux Théodore de La Villemarqué, dit Kervarker, publie en 1839 le Barzaz Breiz, un recueil de 54 chants qui plongent leurs racines dans les profondeurs de l’histoire et de l’imaginaire bretons. Cette œuvre est une véritable borne dans l’histoire de la littérature bretonne.
Une autre particularité de la Bretagne de cette époque est l’importance de la religion. Le XIXe siècle est le grand siècle du catholicisme breton, qui voit l’édification d’une quantité de nouvelles églises, plus grandes que les précédentes. Cette vague de constructions est inédite depuis le Moyen Âge et est le signe de la puissance de l’institution. La population est en effet sous la coupe des autorités religieuses, qui maintiennent l’ordre et la cohésion sociale. Le prêtre brandit en permanence la menace de l’enfer dans les prônes et la confession. C’est le maître à penser d’une population soumise, celui à qui on confesse ses péchés, celui qui dit pour qui voter. Son influence s’exerce jusque dans les écoles, car l’Église contrôle aussi une bonne part de l’enseignement.
Les prêtres sont issus des classes populaires de la campagne et comme leurs ouailles, ils parlent breton ou gallo. « Donner » un de ses enfants à l’Église est un honneur et une bénédiction. Ces garçons peuvent en effet étudier au séminaire, où ils reçoivent un enseignement exigeant et austère, et ils peuvent ensuite s’élever socialement en devenant prêtres.
La vie des campagnes est ainsi rythmée par les célébrations religieuses. Les églises font le plein tous les dimanches, et les morts sont vénérés aux obsèques et à la Toussaint, qu’on ne manque jamais. Quant aux pardons et pèlerinages, des spécificités de la région, ils attirent des foules considérables.
Cette Bretagne traditionnelle est encore très exotique pour les citadins français, et nombreux sont les écrivains du XIXe siècle qui effectuent le voyage jusqu’à la péninsule. Si certains s’extasient sur les beautés du pays, beaucoup donnent une image déplorable des Bretons, entre sauvagerie, abrutissement et malpropreté.
Par exemple, Balzac, qui n’a jamais dépassé l’extrême-est de la région, écrit dans son roman historique Les Chouans que les Bretons sont « stupides », et soutient qu’ils sont « plus pauvres de combinaisons intellectuelles que ne le sont les Mohicans et les Peaux Rouges de l’Amérique septentrionale ». Les représentations du géographe Malte-Brun vont dans le même sens quand il juge que « en général les paysans ont une mauvaise physionomie, stupide et brutale à la fois », et que « leurs habitudes, leurs coutumes, leur crédulité et leurs superstitions leur laissent à peine une place au-dessus de l’homme sauvage ». Tous ces clichés sont encore repris par Victor Hugo qui décrète dans un de ses romans que le paysan breton est un « sauvage grave et singulier », affligé de toutes sortes de tares, et pénalisé parce qu’il parle « une langue morte, ce qui est faire habiter une tombe à sa pensée ».
D’autres établissent des comparaisons systématiques entre les Bretons et les cochons. Par exemple, Prosper Mérimée rapporte qu’il a vu en Bretagne « les enfants et les cochons se roulant pêle-mêle sur le fumier ». Et il estime que « la pâtée que mangent les premiers serait probablement refusée par les cochons du Canigou ». Quelques échanges entre l’écrivaine George Sand et Flaubert ne sont guère plus délicats vis-à-vis des Bretons, qualifiés par la première d’ « hommes du passé », marqués par « leur air abruti, moitié pochard, moitié dévot », quand le second les décrit comme « des animaux rébarbatifs, des porcs peu aimables. »
Les représentants de l’État ne sont pas en reste. Pour n’en citer qu’un, Auguste Romieu, sous-préfet à Quimperlé de 1830 à 1832, raconte avoir été surpris, sur un marché, par les « glapissements d’un sauvage aveugle », c’est-à-dire les complaintes d’un chanteur traditionnel vendant ses textes sur des feuilles volantes. Puis il énumère longuement les retards d’un peuple « encore mineur, quand le reste de la France a atteint sa majorité ».
Sur l’ensemble du territoire français, la scolarisation a constamment gagné du terrain depuis la Révolution. Entre 1815 et 1872, le nombre d’enfants scolarisés en France a ainsi été multiplié par 4 ou 5. Mais cette progression n’est pas partout la même et la Bretagne fait partie des régions en retard sur ce plan.
Selon une première étude effectuée en 1827, l’Hexagone est divisé en deux parties : d’une part un bloc de 32 départements situés dans le nord et l’est, considérés comme « éclairés », et d’autre part un ensemble de 54 départements au sud d’une ligne allant de la baie du Mont-Saint-Michel au Jura, qualifiés de « plus ou moins arriérés ». Les départements où le nombre d’écoles est le plus faible sont les cinq départements bretons (Finistère, Côtes-du-Nord, Morbihan, Ille-et-Vilaine, Loire-Inférieure), six départements du Centre (Allier, Cantal, Corrèze, Dordogne, Haute-Loire, Puy-de-Dôme), deux départements de la Loire moyenne (Indre-et-Loire et Loir-et-Cher), et l’Ariège.
La situation ne change guère quelques décennies plus tard, quand le ministre de l’Instruction publique Victor Duruy commande, en 1863, une enquête visant à déterminer le niveau de scolarisation à travers le pays. De nouveau, les chiffres ne sont pas bons en Bretagne. Dans le Finistère, par exemple, seuls 59 % des enfants de 7 à 13 ans sont scolarisés, c’est-à-dire que plus de 40 % d’entre eux n’apprennent ni le français, ni à lire et à écrire.
Enfin, dans la période qui va de 1871 à 1875, peu avant la loi Ferry de 1882 sur l’instruction obligatoire, les progrès de l’instruction sont de nouveau notoires au nord et à l’est de la France : le pourcentage de recrues de l’armée sachant signer leur nom y est de plus de 90 % dans un département sur cinq. En revanche, dans le Finistère et le Morbihan, plus de 60 % des conscrits sont toujours illettrés.
L’assimilation se fait aussi par les voies de communication, et si l’éloignement de Paris a longtemps permis à la Bretagne de conserver son mode de vie, sa culture et ses langues, l’arrivée du chemin de fer dans la seconde partie du XIXe siècle est une première étape dans le désenclavement de la région.
La ligne Paris-Nantes ouvre ainsi en 1851, suivie de près par la ligne Paris-Rennes, qui démarre en 1857. Puis ces deux axes sont étendus vers l’ouest à travers deux lignes côtières, la première reliant Quimper à Nantes en 1863, et la seconde Brest à Rennes en 1865. Quant à la voie centrale un temps envisagée, elle est écartée pour ne pas concurrencer le canal de Nantes à Brest, achevé en 1842. Aller de Paris jusqu’au Finistère prend désormais moins d’une journée, alors que plusieurs jours étaient jusqu’alors nécessaires par la route. Les élites bretonnes s’en félicitent car elles attendent des liaisons avec la capitale un certain essor économique. Quant au pouvoir central, il est d’abord plus circonspect, mais il voit là un moyen d’unifier le territoire français et de renforcer la centralisation.
Ces trains favorisent aussi l’exil d’une partie des forces vives de la Bretagne, car ils transportent les milliers de Bretons qui, fuyant la pauvreté, quittent leurs foyers pour rejoindre Paris, et parfois des destinations plus lointaines. Les voyages se font également dans l’autre sens, et le chemin de fer amène en Bretagne touristes et voyageurs, écrivains et peintres, attirés par la mer et l’ « exotisme » d’une région encore très singulière.
Les guerres sont enfin un élément important pour le brassage des populations, quand les hommes sont enrôlés sous les drapeaux. La guerre de 1870 est cependant un contre-exemple pour des milliers de soldats bretons, abandonnés au sinistre camp de Conlie.
En juillet 1870, la France déclare la guerre au royaume de Prusse, mais les Allemands prennent vite le dessus. En septembre, le Second Empire s’écroule, Napoléon III est fait prisonnier et doit abdiquer. Gambetta, nommé ministre de l’Intérieur, veut empêcher les Prussiens de progresser vers l’ouest. Décision est prise de créer une « armée bretonne », et Émile de Keratry, député du Finistère nommé général, est chargé de la constituer.
Environ 60 000 Bretons sont enrôlés dans ces « Forces de Bretagne ». Keratry fait rapidement construire un camp d’entraînement pour eux à Conlie, près du Mans. Mais les autorités centrales craignent d’avoir donné naissance à une armée de Chouans qui pourrait fomenter quelque rébellion. Gambetta donne donc au dépôt d’armes de Rennes « l’ordre formel de ne rien délivrer ni en matériel ni en munitions à M. de Keratry ou à ses lieutenants ». Lorsque les Prussiens s’approchent du Mans, un Breton sur cinq seulement est armé. Et encore, ils ont de vieux fusils rouillés et peu de cartouches !
Mais ces hommes ne sont pas au bout de leurs peines, car le camp devient vite insalubre. Des pluies torrentielles l’inondent et à l’automne l’endroit devient un bourbier, au point qu’il est surnommé Kerfank (« quartier de la boue » en breton). Puis c’est la neige. Les soldats bretons manquent de tout pendant cet hiver très rigoureux où les températures descendent jusqu’à - 20°. Il y a pénurie de tentes, de couvertures, de chaussures, et même de nourriture. Les maladies se développent : fièvre typhoïde, variole, dysenterie, etc. Ils sont 143 à mourir de froid et de maladie.
Gambetta refuse néanmoins l'évacuation demandée par Kératry, qui démissionne. Les Bretons crient D’ar ger ! (« à la maison »), mais le général de Marivault comprend qu’ils réclament d’aller à la guerre. Environ 20 000 de ces soldats sont finalement évacuée en décembre, contre les ordres de Gambetta. Quant aux autres, épuisés par les mois de privation, mal armés et mal formés, ils sont violemment battus par les Prussiens dans la nuit du 11 au 12 janvier 1871. Gambetta commentera simplement la défaite : « c’est la faute aux Bretons ». Le drame absurde de cette armée bretonne de Conlie est la conséquence de la méfiance des dirigeants républicains vis-à-vis des Bretons, qui parlent une autre langue et qu’on imagine conservateurs, cléricaux, fédéralistes, monarchistes…
L’assimilation des Bretons a lentement progressé au XIXe siècle, mais c’est à partir de la Troisième République (1870-1940) que l’intégration se concrétise réellement. Comme le reste de la France, les Bretons votent désormais (uniquement les hommes !), et participent aux grandes joutes politiques nationales entre conservateurs et républicains. La place particulière de la religion est combattue, et surtout les guerres amènent les Bretons à se réunir sous le drapeau français.
On assimile souvent la Bretagne à un grand ouest conservateur, avec l’Anjou, le Maine, la Mayenne et la Vendée. Mais la réalité est plus complexe, et l’examen des cartes électorales montre que la situation est plus contrastée. En toile de fond, les « Blancs », catholiques, conservateurs et défenseurs de l’ordre et de la hiérarchise sociale, s’opposent aux « Bleus », fervents républicains qui soupçonnent les « Blancs » de préférer le roi à la République.
La droite domine dans une bonne partie de la région durant toute la période. Les premières élections au suffrage universel, en avril 1848, avaient déjà montré la grande influence du clergé et des notables conservateurs. Beaucoup d’entre eux, nobles et gros propriétaires fonciers, voulaient rétablir la monarchie. Mais aux débuts de la Troisième République, les élections dessinent aussi une majorité républicaine dans la partie ouest, suivant une diagonale qui traverse le Goëlo, le Trégor, les Monts d’Arrée et finit en Cornouaille. A l’est, cette majorité républicaine est aussi une réalité dans certains secteurs de l’Ille-et-Vilaine. On observe par ailleurs une forte opposition entre les villes et les campagnes : Nantes, Rennes, Brest et Lorient sont des îlots républicains entourés de campagnes conservatrices et légitimistes.
Malgré la Révolution, la religion catholique a conservé une place de choix en Bretagne. L’institution du Concordat par Napoléon prévoit que les curés soient payés par l’Etat, moyennant un serment de fidélité au gouvernement. Quant à l’enseignement, il est en majeure pris en charge par des congrégations religieuses, telles que Les Frères des écoles chrétiennes où les Frères de l’instruction chrétienne. Le XIXe siècle est ainsi considéré comme leur âge d’or.
Mais les congrégations sont menacées sous la Troisième République. En 1880, deux décrets débouchent sur une première vague d’expulsions. Puis la victoire du « Bloc des gauches » aux élections législatives de 1902 permet à un ancien séminariste devenu anticlérical farouche, Émile Combes, de prendre la présidence du Conseil. A l’été 1902, il ordonne la fermeture de 3 000 écoles de congrégations à travers la France. Certaines font de la résistance, notamment dans le Finistère où des affrontements ont lieu entre les forces de police et la population. Le coup final est porté en juillet 1904 par une loi qui prévoit qu’aucune congrégation ne pourra désormais diriger des écoles, et qui contraint les religieux œuvrant dans l’éducation à se séculariser. Beaucoup refusent et ils sont des dizaines de milliers à quitter la France au fil des années.
En décembre 1905, la loi de Séparation de l’Église et de l’État vient conclure un quart de siècle de conflit. La relégation du clergé est actée, et il perd en quelques années un terrain considérable.
Mais un nouvel événement vient alors à nouveau bouleverser le cours des choses : l’Union sacrée proclamée au déclenchement de la Première Guerre mondiale entraîne le retour de bon nombre de religieux exilés en vue de leur mobilisation. A l’issue du conflit, les lois anti-congréganistes sont suspendues et elles sont de nouveau autorisées à enseigner.
Au XXe siècle, l’image du chouan est remplacée par celle du « plouc » breton, arriéré et souvent demeuré. Comme au siècle précédent, hommes politiques, journalistes et écrivains oscillent entre condescendance, mépris et violence verbale. En 1905 apparaît ainsi dans le magazine La semaine de Suzette le personnage de Bécassine, une petite bonne bretonne un peu niaise, habillée en picarde !, qui travaille chez des bourgeois parisiens. Vers la même époque un poète et polémiste anticlérical, Laurent Tailhade, va bien plus loin quand il déclare la Bretagne « réfractaire à la civilisation » :
« Idolâtre, fesse-mathieu, lâche, sournois, alcoolique et patriote, le cagot armoricain ne mange pas, il se repaît ; il ne boit pas, il se saoule ; ne se lave pas, il se frotte de graisse ; ne raisonne pas, il prie et, porté par la prière, tombe au dernier degré de l’abjection. »
Les citations de ce type sont si nombreuses qu’on peut se demander si elles sont le signe d’une certaine particularité armoricaine ou si elles sont communes à toute la France. L’historienne Catherine Bertho répond ainsi à cette question :
« Lorsque la province française dans son ensemble est réputée sauvage, la Bretagne parait simplement plus sauvage (parce que celte, archaïque, et chouanne) ; lorsque la province française toute entière est censée être catholique et conservatrice, la Bretagne est plus catholique et plus conservatrice (toujours parce qu’archaïque et chouanne…) »
Les classes populaires elles-mêmes sont par ailleurs abreuvées de cette vision négative, y compris à l’école, comme dans ce témoignage sur les années 1920 dans les Côtes-du-Nord :
Il y avait à gauche de la classe les tableaux de lecture et à droite un autre tableau sur lequel il y avait deux dessins. D’un côté un Breton en costume traditionnel, bragoù braz et botoù koad, et de l’autre un cochon. Sous le breton elle écrivait le nom des enfants qui avaient parlé breton et sous le cochon le nom de ceux qui étaient sales. Nous pensions BRETON = COCHON. »
La mobilisation générale frappe la Bretagne début août 1914. La surpopulation rurale nourrit les effectifs des régiments d’infanterie qui subissent de plein fouet l’ineptie des attaques massives. Considérés comme chair à canons par les autorités militaires, environ 138 000 sur les 600 000 soldats bretons périssent. La plupart meurent dans les combats, mais certains sont fusillés pour rébellion, d‘autres se suicident et d'autres encore meurent de leurs blessures une fois rentrés chez eux. Les morts représentent ainsi 4,5 % de la population, contre 3,5 % au niveau national. Et le général Nivelle commente les faits de manière bien cynique: « Ce que j’en ai consommé de Bretons ! ».
En mer, les Allemands coulent quelques 300 bateaux, faisant régner l’insécurité sur les côtes. A terre, les femmes prennent l’économie en mains. L’agriculture et la pêche nourrissent les soldats et les usines d’armement tournent à plein. Mais le concept de la Petite Patrie qui doit aider la Grande Patrie ne fait pas l’unanimité et des manifestations pacifistes sont organisées dans les villes.
Cette guerre des nationalismes laissera longtemps de profondes blessures dans la population bretonne, tant le traumatisme subi est grand, sur le front et au retour. L’agriculture a perdu un tiers de ses forces vives, entre les tués et les blessés. Au front, les soldats bretons ont été discriminés, considérés comme des « ploucs » ignares parlant patois, et beaucoup en garderont longtemps un sentiment de honte de leur langue et de leur mode de vie. Enfin, les cérémonies du 11 novembre nourrissent un patriotisme français qui marque durablement le paysage politique breton. La Grande Guerre a intégré les Bretons à la nation française par le fer et par le sang.
Les progrès dans de nombreux secteurs sont réels dans l’entre-deux-guerres, mais la Bretagne conserve ses faiblesses structurelles : manque d’industries, d’équipements, pauvreté du monde rural, émigration, etc. La crise des années 30 semble moins spectaculaire que dans d’autres régions de France plus industrialisées, mais elle touche malgré tout la Bretagne en profondeur et fait ressortir les oppositions politiques. A la veille de la guerre, le revenu moyen de la Bretagne est le plus bas de France et le retard demeure considérable.
Cette période se caractérise pourtant par une certaine effervescence dans la mouvance culturelle, qui voit la Bretagne s’ouvrir à la modernité artistique. En 1925 se tient la première manifestation publique du mouvement des Seiz Breur (Sept Frères), qui renouvellent les arts appliqués. C’est aussi en 1925 qu’est créé le journal littéraire Gwalarn (Nord-Ouest).
La revendication politique n’est pas en reste. En 1925, le drapeau breton, le fameux Gwenn ha du (« Blanc et noir »), est pour la première fois hissé publiquement sur le pavillon de la Bretagne à l’exposition internationale des Arts et Métiers à Paris. Il connaîtra une belle carrière puisqu’on le voit encore aujourd’hui flotter dans toutes les manifestations culturelles, sportives, politiques et syndicales, en Bretagne et au-delà. En 1931 est par ailleurs fondé le Parti National Breton (PNB), une organisation nationaliste et séparatiste, qui effectue un virage à l’extrême-droite à partir de 1934 et opte pour une ligne pro-allemande. En août 1932, enfin, un monument célébrant le rattachement de la Bretagne à la France est dynamité devant l’hôtel de ville de Rennes. C’est le premier attentat indépendantiste en Bretagne.
Les troupes allemandes font leur entrée en Bretagne le 17 juin 1940 en bombardant la gare de la ville de Rennes, qu'ils occupent dès le lendemain. Toujours le 18 juin, ils mènent quelques combats à Landerneau et Guidel, puis investissent les ports militaires : Brest le 19, puis Saint Nazaire et Lorient. Le 22 juin, la France signe l’armistice avec l’Allemagne nazie. Démarre alors l’occupation de la moitié nord de l’Hexagone.
Sur cette terre de traditions, peuplée de paysans et de prêtres, le maréchal Pétain pouvait espérer rencontrer un large soutien populaire, mais il n’en est rien. Le 10 juillet, sept des quatre-vingt parlementaires français qui refusent de voter les pleins pouvoirs à Pétain sont finistériens. Dans le même temps, des civils rejoignent l’Angleterre sur des bateaux de pêche. Quand le Général de Gaulle rassemble les 600 premiers Français libres à Londres, la moitié vient de Bretagne, et 128 de l’île de Sein !
Puis la vie s’organise sous l’occupation. Des habitants des villes se réfugient à la campagne pour échapper aux bombardements. Les jeunes hommes sont envoyés en Allemagne pour le STO (Service du travail obligatoire) à partir de février 1943, mais des milliers d’entre eux prennent le maquis ou se réfugient dans des fermes. Les soldats allemands sont partout, on en compte 120 000 dans la région en 1944. La résistance est très active et entretient un climat de guérilla, avec force sabotages et attentats. L’un des épisodes les plus spectaculaires est le combat de Saint-Marcel, dans le Morbihan, qui oppose le 18 juin 1944 les forces allemandes à un maquis de 2 500 hommes. Plusieurs dizaines d’entre eux y laissent la vie.
A l’inverse, d’autres collaborent, comme partout en France. Mais certains vont plus loin et s’engagent complètement auprès des nazis : des centaines d’hommes sévissent ainsi au sein des milices françaises de Bretagne, et 80 nationalistes bretons extrémistes se fourvoient dramatiquement dans la milice Bezenn Perrot.
Enfin, la période est également marquée par un décret pris par Pétain le 30 juin 1941, qui rattache le département de la Loire-Inférieure à la région d’Angers. Il ampute ainsi pour longtemps la Bretagne de sa capitale historique, Nantes.
Les alliés débarquent en Normandie le 6 juin 1944, mais Il faut attendre début août pour que les troupes américaines pénètrent en Bretagne. Avec l’aide des résistants des FFI (Forces françaises de l’intérieur), ils libèrent les villes les unes après les autres : Rennes et Lannion le 4 août, Quimper le 8 août, Nantes le 12 août, Concarneau le 25 août, etc. A Saint-Malo, les combats durent plusieurs semaines, et la ville est dévastée par les bombardements américains et les incendies, jusqu’à sa libération le 17 août. A Brest, le siège dure du 7 août au 18 septembre, et les 10 000 tonnes de bombes larguées sur la ville la détruisent à plus de 90 %.
En août 1944, l’État-major décide par ailleurs de bloquer les Allemands dans des « poches ». A Lorient, qui a déjà été détruite en janvier-février 1943 par les 60 000 bombes alliées visant à éliminer la base sous-marine, la poche s'étend sur 50 km et englobe 20 000 civils et 26 000 soldats allemands. Dans les poches nord et sud de Saint-Nazaire, ce sont près de 130 000 civils qui se retrouvent cloîtrés avec 28 000 soldats allemands. Ils sont assiégés par 16 000 FFI et quelques milliers de fantassins américains. Hitler se suicide le 30 avril et les nazis capitulent le 8 mai. Saint-Nazaire est la dernière ville libérée, le 11 mai 1945.
La langue est assurément un facteur d’assimilation majeur. Sous l’Ancien Régime, le roi ne se souciait guère de la manière dont ses sujets s’exprimaient, seules lui importaient les taxes qu’il leur soutirait pour son train de vie et ses guerres. Mais les choses changent à la Révolution, et la langue devient un sujet de préoccupation à partir de la période de la Terreur (1793-1794). Les Révolutionnaires de l’époque décident en effet que tous en France devront désormais parler français, et que les « patois et les idiomes » devront être « anéantis ». La langue devient dès lors un instrument au service de l’État pour construire une nation jusqu’alors inexistante.
Les révolutionnaires avaient été incapables de mettre sur pied un système scolaire universel, qui aurait permis de franciser toute la France. Mais l’idée de l’éradication des langues autres que le français a vu le jour et se propage dans les décennies qui suivent, comme le montre cette déclaration du sous-préfet de Morlaix devant un parterre d’instituteurs en 1845 :
« Surtout, rappelez-vous, Messieurs, que vous n’êtes établis que pour tuer la langue bretonne. »
Cette volonté n’est cependant pas suivie d’effets car peu d’enfants sont alors scolarisés en Bretagne. Et si les villes en général sont plutôt francophones, la population des communes rurales ne comprend le plus souvent que le breton ou le gallo.
La bonne santé du breton est confirmée par l’enquête Duruy de1863. En Basse-Bretagne, le pourcentage de personnes vivant dans des communes « où la langue française n’est pas encore en usage » se situe aux alentours de 84 %. Dans les villes de Quimper et Morlaix, on compte environ 60 % de francophones, généralement bilingues, mais à peine 4 % dans les communes rurales alentour. Et dans le Finistère, si on exclut la ville de Brest, le pourcentage d’enfants monolingues en breton s’élève à près de 50 %.
La Bretagne est donc toujours majoritairement monolingue à cette époque : à l’ouest, le breton est la langue usuelle de la majeure partie de la population en dehors de la ville de Brest, et il ne semble pas menacé. A l’est le gallo prévaut en zone rurale mais décline rapidement dans les milieux urbains.
Mais tout change à la Troisième République, et en particulier en 1882, une date charnière pour l’ensemble des langues régionales et locales de France. La volonté d’imposer le français et de se débarrasser de toutes les autres langues se concrétise car l’État a désormais les moyens d’agir, à travers l’éducation.
La première loi Ferry, en 1881, établit la gratuité de l’enseignement public pour tous. Puis la seconde, en 1882, rend obligatoire l’instruction primaire « pour les enfants des deux sexes, âgés de six ans révolus à treize ans révolus ». Ces deux lois sont un immense progrès car elles permettront à toutes les strates de la société de sortir de l’analphabétisme. Des centaines d’écoles sont en effet ouvertes et, en 1900, la majorité des jeunes Bretons ont reçu une instruction primaire. Les résultats ne se font pas attendre : en 1878, 30 % des conscrits étaient illettrés, ils ne sont plus que 3 % en 1903.
Il y a cependant un revers à la médaille : si la question de la langue d’enseignement n’est pas abordée dans ces lois, tous les règlements scolaires stipulent que la langue de l’école est le français. Dès lors, l’interdiction de parler breton ou gallo s’applique dans la majorité des établissements scolaires, publics ou privés. Et l’instituteur, le « hussard noir de la République », est désormais en première ligne dans le combat pour imposer l’usage de la langue française, faisant de l’école un outil efficace pour effacer progressivement le breton et le gallo.
D’idéologie profondément nationaliste, le Troisième République fait de l’école un instrument majeur de l’élaboration du sentiment patriotique. L’enseignement dispensé par les instituteurs de l’école laïque est ainsi imprégné de militantisme républicain. Tout est prétexte à exalter l’amour de la France et les vertus du bon citoyen : les lectures, les dictées, l’instruction civique, l’histoire, l’étude des « grands hommes » du passé, le drapeau, et jusqu’à la couverture des cahiers ! La République met en place un véritable culte de la patrie, une sorte de religion laïque et monolingue.
Pour assimiler les citoyens, en Bretagne comme dans toutes les régions de France, la mission première de l’instituteur est d’imposer l’usage de la langue française, comme en témoignent les déclarations de nombreux hommes politiques. Ainsi le 19 juillet 1925, Anatole de Monzie, ministre de l’Instruction publique, déclare que :
« la langue bretonne a fait son temps. Pour l'unité linguistique de la France, elle doit disparaître »
Un mois plus tard, le 14 août 1925, il renouvelle son rejet des langues régionales de l’enceinte de l’école :
« L'école laïque, pas plus que l'Église concordataire, ne saurait abriter des parlers concurrents d'une langue française dont le culte jaloux n'aura jamais assez d'autels ».
Après l’école, c’est le service militaire et la fonction publique qui prennent le relais de ce lent mais irrésistible processus d’assimilation : les fonctionnaires et les appelés bretons sont affectés hors des cinq départements, et à l’inverse des fonctionnaires non bretons sont mutés en Bretagne. Les uns et les autres contribuent ainsi à un grand brassage où tous doivent penser et parler français.
La question de la langue est aussi un des enjeux du combat que se livrent l’Église et la République. Les prêtres de Basse-Bretagne sont en effet bretonnants car ils sont issus des classes populaires paysannes, et ils officient donc dans leur langue commune : le prêche est dit en breton dans 82 % des paroisses et 92 % des enfants sont catéchisés en breton.
Les hostilités démarrent quand, durant les débats parlementaires agités du 18 février 1902, un élu radical s’exclame qu’ « il est odieux qu’en Bretagne les prêtres prêchent dans un patois qui n’est pas français ». Puis, en juin 1902, arrive au pouvoir le très anticlérical Émile Combes, qui n’aura de cesse de combattre dans un même élan l’Église et les langues régionales, tout particulièrement le breton. Il déclare ainsi le 23 septembre 1902 :
« Les prêtres bretons veulent tenir leurs ouailles dans l’ignorance en s’opposant à la diffusion de l’enseignement et en n’utilisant que la langue bretonne dans les instructions religieuses et le catéchisme. Les Bretons ne seront républicains que lorsqu’ils parleront le français ».
La guerre contre le breton est donc déclarée ! Le gouvernement estime que, les prêtres étant rémunérés par l’Etat (jusqu’en 1905), ils ont le devoir d’officier en français. Le « petit père Combes » émet ainsi en septembre 1902 une circulaire qui implique que les centaines de membres du clergé qui enseignent le catéchisme en breton ne seront plus payés, déclenchant une levée de boucliers de la part des élus locaux et un mouvement d’opposition populaire. Mais il ne veut rien entendre et prononce le 9 janvier 1903 une première suppression de traitement à l’encontre de quelques dizaines de prêtres, curés et recteurs, pour « usage abusif du breton ». Entre 902 et 1905, 127 religieux perdent leur rémunération. Combes quitte ensuite la présidence du Conseil en 1905, et comme les curés bretons sont têtus… ils continuent pour la plupart de prêcher et d’enseigner le catéchisme dans leur langue !
Le breton et le gallo sont donc bannis de l’école, selon des consignes très strictes, comme celle que donne l’inspecteur d’académie Dosimont en 1897 :
« Règle inviolable (…) Un principe qui ne saurait jamais fléchir : pas un mot de breton en classe ni dans la cour de récréation. »
Si certains instituteurs savent se montrer ouverts, beaucoup appliquent des méthodes pédagogiques discutables pour sanctionner ceux qui se laissent aller à prononcer un mot dans leur langue maternelle, en classe ou dans la cour de récréation. Les sanctions pleuvent : lignes à copier, retenues après l’école, mises au piquet, tours de cour, travaux ménagers, mais aussi violences physiques, coups de règle sur les doigts, cheveux ou oreilles tirées, etc.
Dans bon nombre d’écoles, catholiques comme laïques, on pratique même le « symbole », appelé également « le sabot », ou « la vache ». C’est un objet de rien, souvent dégradant (sabot, morceau de bois, etc.), dont on affuble les enfants laissant échapper un mot en langue maternelle dans la cour de récréation. Les fautifs doivent ensuite épier leurs petits camarades afin d’en dénicher un autre qui, à son tour, commettrait « l’erreur » de s’exprimer dans sa langue afin de lui remettre l’objet. Le « symbole » circule ainsi tout au long de la journée, et le dernier à le porter est puni.
Ces méthodes, basées sur la délation et l’humiliation, sont peu conformes aux principes moraux que les instituteurs se targuent d’enseigner ! Elles dureront pourtant jusqu’aux années 1950 dans certaines écoles.
La période de répression du breton à l’école bat son plein, mais en face les défenseurs de la langue s’organisent. En septembre 1921, le conseil général du Finistère vote ainsi un vœu pour qu’elle soit « enseignée dans les lycées et collèges là où les familles le réclameront » et qu’elle soit par ailleurs « admise au titre de seconde langue aux épreuves du baccalauréat ». Mais les multiples démarches des élus, députés et conseillers généraux, se terminent toutes par des fins de non-recevoir.
Dans l’enseignement catholique, Mgr Duparc, évêque de Quimper et Léon, décide en 1930 de rendre obligatoire l’apprentissage de la lecture et de l’écriture en breton dans les écoles primaires, ainsi que des cours d’histoire et de géographie de la Bretagne. L’évêque de Saint-Brieuc s’aligne sur le programme de Mgr Duparc et l’évêque de Vannes, s’il se borne à « vivement recommander »» l’enseignement du breton et de l’histoire de Bretagne, exhorte les élèves à les étudier. Ces consignes ne sont cependant que peu suivies.
Dans l’enseignement non confessionnel, l’instituteur Yann Sohier, autonomiste et solidement ancré à gauche, crée le mouvement Ar Falz (« La faucille »). Il lance fin 1934 une pétition où il réclame l’enseignement du breton, du primaire jusqu’au baccalauréat, afin que « l’école en Bretagne soit vraiment l’école bretonne du Peuple Breton et non celle de l’assimilation ». Mais les idées de Sohier sont très minoritaires dans l’enseignement public et la pétition ne connait pas le succès.
En 1934 encore, une autre initiative réunit les forces militantes : Yann Fouéré crée l’association Ar brezoneg er Skol (« Le breton à l’école »), pour réclamer l’enseignement de la langue dans les établissements publics de Basse-Bretagne. En quelques années, environ la moitié des 634 communes concernées émettent des vœux en ce sens, et seulement une cinquantaine s’y opposent. Une résolution est certes votée par la Commission de l’enseignement de la chambre des députés en juin 1937, mais elle ne débouche sur rien.
Toutes les actions menées par les uns et les autres au fil des décennies, qu’ils soient élus ou militants, catholiques ou laïcs, se soldent donc par des échecs. La situation d’une grande partie des classes populaires, dont le français n’est toujours pas la langue principale dans l’entre-deux-guerres, n’est donc jamais prise en compte.
La langue bretonne est non seulement interdite dans les écoles, mais elle est de plus dénigrée et rabaissée. Partout le discours selon lequel elle est inférieure au français se répand, et elle est bientôt discréditée car considérée comme un obstacle au progrès. En 1905, Jean-Baptiste Bienvenu-Martin, ministre de l’Instruction publique, déclare par exemple que :
« Il faut extirper le dialecte breton, barbare relique d’un autre âge. »
De nombreux témoignages font état des humiliations subie par celles et ceux qui parlaient breton ou gallo, à l’école comme à l’extérieur. Et de la même manière qu’au siècle précédent, les animaux ne sont jamais bien loin quand certains bonnes âmes parlent des Bretons, ainsi que s’en souvient cet homme filmé à la fin des années 1970 :
« Lorsqu’elle allait voir l’instituteur, ma mère traduisait en français et apprenait par cœur ce qu’elle devait lui dire. Elle tremblait de lâcher un mot de breton, et que le maître lui jette au visage la phrase fatidique : ‘’eh bien madame, on parle la langue des poules et des oies ?’’ »
Mais le terme qui revient continuellement dans la bouche des personnes interrogées dans différentes enquêtes est celui de « plouc », souvent associé à d’autres mots de même tonalité comme « arriéré » et « attardé », en breton tud diwarlec’h :
« On était des ploucs, on était des arriérés, des paysans. »
« Je commençais déjà à voir que la langue bretonne était un peu synonyme d’attardé. On était à moitié civilisés ici. »
La langue bretonne et le gallo évoquaient par ailleurs la pauvreté. Leurs locuteurs ont donc admis l’idée que leurs langues étaient inférieures et inutiles, et qu’elles étaient même un obstacle à leur progression sociale. Ils cessent donc de les transmettre après la Seconde Guerre mondiale.